Boulgakov : l'orthodoxie (chap 1, comm 8) : visible et invisible
L’Orthodoxie
l’Eglise
Selon ce premier aspect, l’Eglise est « invisible ». Elle se distingue de tout ce qui est « visible », accessible à la perception sensible parmi les choses de ce monde. Au niveau de « l’expérience » (au sens kantien) nous ne trouvons pas un « phénomène » qui corresponde à l’Eglise. Pour la connaissance expérimentale, l’hypothèse de l’Eglise est tout aussi superflue que celle de Dieu dans la théorie cosmologique de Laplace. Aussi peut-on parler à juste titre, sinon de l’Eglise « invisible », du moins de « l’invisible » dans l’Eglise.
Cependant cet invisible n’est pas inconnaissable : outre ses sens, l’homme possède un œil spirituel qui lui permet de voir, de percevoir, de connaître. Cet organe est la foi. Selon l’Apôtre, celle-ci « permet de connaître les choses que l’on ne voit pas » (He XI :1). Elle nous emporte sur ses ailes vers le monde spirituel, elle nous fait citoyens du monde céleste. La vie de l’Eglise est la vie de la foi, qui rend transparentes les choses de ce monde. Et certes, l’Eglise « invisible » est visible pour cet œil spirituel. Si elle est réellement invisible, entièrement inaccessible, cela aurait tout unimement signifié que l’Eglise n’existe pas, car elle ne saurait exister par elle-même, en dehors des hommes et de leur concours. Elle n’est pas totalement comprise dans l’expérience, car Sa vie est divine et inépuisable ; mais un certain aspect de cette vie, une expérience spécifique de l’ecclésialité sont donnés à quiconque y accède.
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Commentaire/Analyse
La problématique de l’invisibilité de l’Eglise est fondamentale à prendre en compte dans tout raisonnement concernant la question : qu’est-ce que l’Eglise ? L’invisibilité est déjà l’apanage de nombreuses choses conceptuelles et abstraites. Peut-on concrètement voir l’amour que les époux se portent dans un couple ? Peut-on voir autre chose que le produit de cet amour ? Avez-vous déjà vu du courage ? Avez-vous déjà vu de la haine ? Nous ne voyons que les effets du courage ou de la haine. Et ils sont parfois très concrets. C’est la même chose pour l’invisible dans l’Eglise. La vie en Eglise est réservée à ceux qui ont compris que le monde ne se limite pas à ce que nous voyons. Parmi ceux qui paient leur facture d’électricité, peu ont déjà vu un électron. Mais ils voient les effets de l’électricité à chaque fois qu’ils branchent quelque chose. L’Eglise, dans sa dimension invisible est la plus importante. Qu’est-ce que la partie visible ? : Des bâtiments, une organisation, un décorum. Rien que dans cela, elle a déjà marquée l’histoire par sa beauté. L’architecture a voulu et a su exprimer le sacré. Qu’est-ce que la partie invisible ? Pour le saisir il faut une connaissance plus poussée de ce qu’exprime la liturgie. En effet, l’invisible de l’Eglise dans sa partie plurielle, ce sont les saints qui participent avec nous à la liturgie. C’est le Christ présent comme grand prêtre. C’est le Christ présent comme sacrifice présent dans les Dons. Et je ne parle pas des anges…
Et il y a en plus, et le Père Serge en parle un peu, l’invisible à titre personnel. C’est un invisible immatériel qui partage l’immatérialité des sentiments, et qui comme eux ne se distingue que par ses effets. Chaque mot du Père Serge est ici précieux et doit être pesé et médité avec précaution. Il avance le premier : réalité. Cet invisible n’en est pas moins bien réel. C’est la plus haute réalité dit-il. Tout le réel visible ne fait que manifester cette réalité supérieure. Le Christ disait « que celui qui a des oreilles entendent ». Il en est de même pour le regard, mais le regard de la foi. Tout ce que nous voyons peut avoir une traduction spirituelle, participant de cette réalité la plus haute. Cette spiritualité est liée au cœur, notion biblique pourtant pas si éloignée de la biologie. Si un organe venait à nous faire défaut, nous mourrions quasi-immédiatement. Mais le cœur est l’organe qui symbolise le plus la centralité et la dépendance par rapport à la vie. Le cœur s’arrête et la vie s’arrête également. Le cœur dans la Bible est pourtant le lieu de la spiritualité. Double enseignement : tout n’est pas dans le cerveau et il y a déjà ici une indication de la dichotomie métaphysique de l’anthropologie : âme – esprit. Le lieu de l’esprit est le cœur biblique. Sans cette vie spirituelle, il n’y a pas de vie véritable. C’est une vie mécanique, animale, mais qui ne déploie pas tous les trésors de la vie humaine. Plus la personne va faire grandir cette compréhension de l’invisible, plus elle va vivre de cette réalité la plus sublime. Enfin, dans les mots du Père Serge à bien saisir : « surmondial » et « compatible ». Cette réalité ne peut en aucun cas être trouvée sans passer par l’Eglise, ou disons par l’action de l’Esprit Saint en nous, mais elle est compatible avec notre monde. D’où le « surmondial ». Il ne s’agit pas d’un autre monde. Il s’agit de notre monde avec du plus. Le père parle de mystère et de sacrement. Il ne parle pas de liturgie ici. Il parle de ce sur quoi la liturgie est faite : la relation symbolique avec cette réalité invisible de l’Eglise. Vous trouverez plus en détail ces notions expliquées dans les posts dédiés au livre du Père Schemann « l’Eucharistie Sacrement du Royaume » dans ce même blog. Disons pour faire court, que les deux réalités visibles et invisibles sont « connectées » au moyen du symbole et que cela constitue toute la dynamique sacramentelle et mystérique de la liturgie. C’est pourquoi le Père Serge distingue bien invisible et inconnaissable.
J’aimerais conclure sur le cœur. La première lettre de la Torah donnée par Dieu à Moïse sur le Sinaï est beth. La dernière lettre est le lamed, tiré du mot Israël. Les deux lettres sont donc beth et lamed, lettres qui à l’envers forment lev, le cœur. Au cœur de notre relation, au cœur de notre cœur biblique, à chaque pulsation de notre vie invisible, il y a la Torah que Dieu a révélée à Moïse. Comment pourrait-on abroger le cœur de notre cœur, et la vie de notre vie ? Et lorsque ce cœur est venu nous visiter, cela a donné ni plus ni moins que le Christ, celui qui se fait nourriture dans la liturgie qui nous révèle l’invisible de l’Eglise qu’il a fondé pour nous sauver.