Boulgakov : l'orthodoxie (chap 2, comm 1) : l’universalité du salut
L’Orthodoxie
l’Eglise comme Tradition
En tant que Corps du Christ, nous l’avons dit, l’Eglise est un organisme spirituel, dont la vie n’est pas circonscrite par l’existence terrestre et temporelle. Toutefois, étant aussi présente sur la terre, l’Eglise a, et elle doit avoir, des délimitations et des trais terrestres : elle est une société humaine avec ses propriétés tant internes qu’externes. Si, en tant que vie et qu’organisme, qu’objet de la foi, l’Eglise est invisible et indéterminable, en tant que société terrestre elle est visible et définissable ; en être ou n’en être pas membre est un fait d’évidence. Tout le genre humain n’en fait pas partie, seuls les élus, et non pas même tous les chrétiens, appartiennent pleinement à la véritable Eglise : seuls ceux qui ont la foi droite (orthodoxe).
Ceci comme cela ne manque pas de poser un problème à la raison investigatrice et à la foi religieuse. La théologie s’épuise à la résoudre. Alors que le Seigneur a assumé toute la nature humaine, qu’il s’est uni à toute l’unité multiple de l’humanité, comment se peut-il que le corps du Christ, que son Eglise, ne s’étende extérieurement qu’à une partie de ce genre humain, appelé au Christ par le saint baptême ? comment se fait-il que seuls les élus des élus vivent en lui d’une vie vraie ?
La Seigneur a scellé dans l’ignorance la première de ces deux questions et il a commis la seconde à une connaissance partielle (nous aurons à y revenir). Quelque espérance que nous ne mettions à projeter l’œuvre salvatrice de l’Eglise sur toute l’humanité dans la plénitude des temps, il est indubitable que la volonté du Seigneur, à laquelle nous devons nous soumettre avec amour, est que des élus soient appelés à entrer dans l’Eglise, et des élus qui accueillent et qui acceptent cette vocation ; et bien que la prédication du Christ soit adressée à toute créature (Mc XVI,19) et à tous les peuples (Mt XXVIII,19), tous ne l’entendent pas ni ne la suivent et tous ne se trouvent pas dans l’Eglise.
Le salut du genre humain grâce à l’accession à l’Eglise du Christ ne s’effectue pas mécaniquement, en dehors de la volonté humaine ; il suppose l’acceptation ou le refus délibérés du Christ : « celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné » (Mc XVI,16). Entrer ou ne pas entrer dans l’Eglise dépend de la foi ou de l’incroyance de chacun. Il s’agit d’un acte intime, motivé par la plus profonde détermination humaine de soi.
—
Commentaire/Analyse
Le Père Serge aborde la question épineuse de l’universalité du salut. Il pose deux questions centrales dans cette réflexion : 1) Le Christ ayant assumé toute la nature humaine, comment se fait-il que son Eglise ne s’étende qu’à une partie du genre humain ? 2) Comment se fait-il que seuls certains élus vivent en Lui d’une vie vraie ? Il nous dit que la première question est sans réponse, et que la seconde ne pourra jamais être totalement répondue.
Tentons quand même une forme de réponse. C’est l’Ecriture qui servira de témoin dans cette entreprise. Lorsque Adam et Eve mangent du fruit défendu, ils enfreignent une loi divine, puisqu’un commandement d’interdiction avait été donné avant. Mais lorsque Caïn tue Abel, il n’enfreint aucune loi édictée par le Seigneur. Nulle part Dieu n’a interdit le meurtre. Et pourtant Dieu reproche ce meurtre à Caïn, et Caïn louvoie avec Dieu, sachant très bien que ce qu’il a fait est mal. Lorsque Enoch, descendant de Seth et ancêtre de Noé est vu tellement juste par Dieu, que celui-ci le prend avec Lui au ciel et fait qu’Enoch échappe à la mort, on se doute bien qu’Enoch a vécu d’une certaine façon qui a plu au Seigneur. Sa vie devait être aux antipodes de ses voisins, qui furent tous détruits par le déluge. Et pourtant Dieu, n’a toujours pas donné de loi, ni de commandement. Cela vient bien plus tard : circoncision avec Abraham, Loi du Sinaï avec Moïse, dernière Alliance avec le Christ. Donc, il existe des critères, en dehors de la Loi, en dehors de l’Evangile, qui permettent une proximité phénoménale avec Dieu.
Les commentaires de la tradition rabbinique envisagent néanmoins cette notion de tradition primordiale. Adam avait été l’enseignant de tous ceux qui suivirent, et les grands noms que furent Adam, Seth, Enoch, Noé, Abraham étaient les garants et les transmetteurs de cette tradition primordiale. Son contenu nous est inconnu, mais elle nous est justement l’explication de cette possibilité de s’inscrire dans une vie spirituelle. Ce concept a été repris dans la tradition chrétienne sous la forme de loi naturelle. L’homme a l’inscription dans son cœur, de façon indélébile, du minimum pour être en relation avec lui-même, le monde et Dieu. La Loi de Moïse et l’Evangile viennent donner une intensité supplémentaire à cette loi naturelle que chacun a en lui. Peut-on considérer que Enoch était membre de l’Eglise vétéro-testamentaire ? indéniablement. Ceci permet d’esquisser une réponse pour les deux questions épineuses du Père Serge.
L’humanité doit néanmoins se souvenir que Dieu est un père exigeant. Il veut une grande proximité avec sa créature. Ainsi l’Eglise peut-être vue comme manifestant l’importance de cette exigence, mais aussi comme un lieu facilitant ce qui est plus dur à réaliser dans le cadre de loi naturelle seule.