L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition

Bien que mystique et secrète, la vie de l'Église n’est pas alogique ni adogmatique. Au contraire, elle a son logos, sa doctrine, sa prédication. Tout de même que le Seigneur qui est « la Voie et la Vérité et la Vie » (Jn XIV :6) avait prêché l'Évangile du Royaume en découvrant le sens de l'Écriture et en proclamant les dogmes relatifs à Lui-même, au Père et à l'Esprit Saint, ainsi fait son Eglise. « la foi nait de l’écoute et l’écoute de la parole du Christ » (Rm X :17). Et l'Enseignement vient de la prédication de la foi droite. La justice, ou la droiture, de la vie est intimement liée à celle de la foi : elles sont fonction l’une de l’autre.

La plénitude de la foi et de la doctrine justes ne peuvent pas être incluse dans la conscience d’un seul membre, elle est gardée par l'Église entière qui, sous sa forme générale et de diverses manières, la transmet de générations en générations en tant que la Sainte Tradition. Celle-ci en est la mémoire vivante, qui contient son enseignement vrai, tel qu’il se développe dans son histoire. Ni musée archéologique ni catalogue savant ni non plus « dépôt » inerte de la foi, c’est une force vive, propre à un organisme vivant. Le cours de sa vie porte tout son passé en toutes ses parties et en tout temps. Son passé total est inclus dans le présent, il est le présent. L’unité et la continuité de la tradition ecclésiale sont établies par l’identité de l'Église dans tous les temps. l'Église a toujours une vie unique, mue par l'Esprit Saint ; et quoique l'Enveloppe historique change, son esprit reste immuablement le même. Aussi la foi en la tradition, comme source essentielle de la doctrine ecclésiale découle de la foi en l’unité et en l’identité de l'Église. Quelque différente de la nôtre que soit l’époque du Christianisme primitif, il faut bien reconnaître que c’est la même Église, identique à elle-même, qui porte dans le flot unique de sa tradition tous les moments de son histoire et qui relie par l’unité de sa vie et les communautés de Saint Paul et les Eglises locales présentes.

Certes, la mesure dans laquelle la conscience de la tradition réalise la connaissance ecclésiale peut varier selon les personnes et les époques. L’on peut même dire que la tradition est en fait inépuisable, car elle est la vie de l'Église. Quand même elle resterait inconnaissable, elle est vivante et effective.

Le principe général de la tradition consiste en ce que chaque membre de l'Église, dans sa vie et dans sa conscience (qu’il s’agisse de théologie savante ou de sagesse existentielle) doit tendre à l’unité intégrale de la tradition ecclésiale et conformément à celle-ci, se vérifier soi-même, devenir porteur de la tradition vivante, comme un anneau inamissible de toute la chaîne de l’histoire.


Commentaire/Analyse




Commençons par nous guérir des réflexes protestants qui existent en nous : d’où le Père Serge sort-il que le Christ a enseigné des dogmes sur Lui, sur le Père, sur l’Esprit, ainsi que le fait l’Église ? Le réflexe protestant sera plutôt que le Christ n’a pas enseigné cela et que c’est l’Église qui de façon tardive a élaboré des dogmes. Ces réflexes mentaux, nous les avons tous en nous. Ceci nous renseigne donc sur le protestantisme, fils du doute et de la paresse. Raisonnons par l’absurde : si le dogme avait été un moyen coercitif élaboré tardivement par des théologiens sous influence néo-platonicienne, comment expliquer alors leur accueil dans toute l’Église ? Imagine-t-on vraiment des gens, qui pendant plus de trois cents ans vont connaître des persécutions terribles, qui ne cèdent pas un pouce de terrain idéologique ou théologique, même devant la lance d’un soldat romain ni devant la gueule d’un lion dans une arène, et qui vont soudainement céder le même terrain idéologique et théologique pour ce qu’un évêque qu’ils ne connaissent pas a proclamé à l’autre bout de l’Empire ? Je le répèterai tant que Dieu me prêtera vie : le dogme est la formulation tardive, par un génie de la formulation (ou par des génies dans le cadre du consensus conciliaire) relativement à une connaissance préexistante. Le dogme est venu formuler ce pour quoi les martyrs sont morts. Lorsque les Pères du premier concile disent que le Fils est « consubstantiel » au Père, lors de la rédaction du Credo de Nicée, ils ne font que formuler au scalpel ce qu’avant devait être exprimé de façon un peu plus vague : le Fils est comme le Père, le Fils est aussi Dieu comme le Père mais il n’est pas le Père, etc.

Venons-en maintenant à ce qui constitue la Tradition, avec un T majuscule. Du point de vue de la définition, on pourrait dire, tout simplement, que fait partie d’une tradition ce qui se reçoit et se transmet. La Tradition de l’Église consiste donc à transmettre sans altération de contenu les enseignements que le Christ a donné au collège apostolique. Le Père Serge fait allusion à l’Église primitive. Et si nous avons connus des altérations de forme dans le temps, nous n’avons pas connu d’altérations de fond. Notre foi est la foi des premiers chrétiens. Elle est juste formulée différemment. On peut même dire sans leur manquer de respect, qu’elle est mieux formulée puisque nous avons reçu aussi les formulations des génies du monde byzantin. C’est la variation à laquelle le Père Serge fait allusion.

La Tradition de l’Église doit ensuite servir de référence à chacun. C’est cela que dit le Père Serge. Il l’exprime avec force, et je voudrais donner un exemple de comment cela peut se matérialiser dans une existence chrétienne, dans le concret des choses. La Tradition est un flot uniforme et cohérent, riche et subtil. La Tradition ne dira pas deux choses contradictoires. Par exemple, elle dit au travers de sa tradition canonique et liturgique que la Mère de Dieu est vierge, avant, pendant et après la naissance du Christ. Et en même temps l’Évangile dit (Matthieu en l’occurrence) que Joseph n’a pas connu Marie jusqu’à la naissance du Christ. Il dit aussi (Marc cette fois) que Jésus avait des frères et des sœurs. La frivolité théologique reviendrait à considérer que l’affirmation de l’Église est en contradiction avec l’Évangile. Cette affirmation revient à considérer l’Évangile comme une sorte de coran, tombé du ciel, et qui a été capturé par une Eglise stupide et aveugle. Mais il faut garder à l’Esprit que l’Église est celle qui produit l’Évangile. La même Eglise dit les deux choses. C’est donc au chrétien de résoudre cette contradiction apparente. A la frivolité théologique propre au protestantisme doit répondre un sérieux orthodoxe : Origène, notre Père dans l’exégèse nous enseigne que si nous ne comprenons pas un texte, le problème est en nous. En l’occurrence le problème ici est double : le eos grec pour « jusqu’à » ne marque pas un changement en grec (ni en hébreu d’ailleurs). Exemple dans le psaume 110 : imagine-t-on que le Messie ne domine plus lorsque ses ennemis seront à ses pieds ? Ne pas caler les schémas mentaux du français sur le grec ou l’hébreu sera un bon début. Joseph n’a pas connu Marie jusqu’à la naissance, ne signifie pas qu’il l’ait connu après. C’est au contraire une réaffirmation de la virginité, car les rapports avec une femme enceinte ne peuvent jamais aboutir à une grossesse, par définition. Matthieu a voulu préciser cette virginité permanente. Mais alors que sont les frères et sœurs de Marc ? En milieu ethnique juif de cette époque, le frère ou la sœur est un terme générique qui va au demi-frère et parfois jusqu’au cousin. La Tradition enseigne que ces frères et sœurs sont les enfants de Joseph, né de son union précédente. Ils sont les enfants de Joseph mais pas de Marie. Comme Jésus est fils (par reconnaissance légale) de Jésus, alors, dans une conscience juive de l’époque, ils deviennent les frères et sœurs du Christ. Ainsi les a considéré Jésus. Ainsi les a considéré Marie. C’est ainsi que nous sommes appelés à les considérer dans une lecture éclairée par l’étude et la tradition.