Boulgakov : l'orthodoxie (chap 2, comm 5) : la nouveauté théologique
L’Orthodoxie
l’Église comme Tradition
L’Église a donné la Bible par sa Tradition. Les réformateurs l’ont reçue de l’Église et par l’Eglise, c’est-à-dire par la Sainte Tradition. Il serait faux et inconséquent de le nier ou de l’oublier en présentant les choses comme si chacun établissait derechef par lui-même la canonicité de l’Écriture. Chacun doit pour soi-même la découvrir, en se nourrissant de la Parole de Dieu, mais pour ce faire, il la reçoit en tant que telle de l’Église, qui parle par la Sainte Tradition. Autrement, ce n’est pas la Parole de Dieu qu’il possède, c’est simplement un livre, un monument littéraire, l’objet d’un examen historique et littéraire.
Encore que l’on puisse étudier l’Écriture comme un monument, on ne doit jamais la réduire rien qu’à cela, parce que son enveloppe, historiquement donnée et conditionnée par le temps, contient des « paroles de la vie éternelle ». En ce sens, elle est un symbole, un lieu de rencontre du divin et de l’humain. La Parole de Dieu est lue avec un respect sacré et avec foi, ecclésialement. Aussi ne peut-il et ne doit-il pas y avoir de départ entre la Sainte Écriture et la Sainte Tradition. Ce n’est pas par soi-même qu’un lecteur de la Parole de Dieu prend conscience du caractère inspiré de celle-ci, tout simplement parce que l’individu ne dispose point de l’organe d’une telle connaissance ; il ne peut faire qu’en union avec tous dans l’Église. Connaître la Sainte Écriture, devenir l’interlocuteur de Dieu à titre personnel, à ses risques et périls, l’idée même en est fallacieuse. Ce don divin n’est reçu que dans l’Église. Aussi ne l’est-il pleinement que dans le Temple, dans l’assemblée ecclésiale, où la lecture de la Parole de Dieu est précédée et accompagnée d’une prière spéciale pour « l’entendre », parce que l’ouïe spirituelle s’ouvre. Connaître la Parole de Dieu en tant que telle par soi-même représenterait une contradiction, une sorte de quadrature du cercle : cela signifierait que, s’étant distingué de l’humanité, de la création entières, l’on se situe en relation directe avec Dieu, alors qu’il nous enseigne à nous adresser à Lui en disant « Notre Père » et non par « Mon Père », et qui introduit par là même tout « moi » humain dans la catholicité du « nous ».
Il ne s’ensuit pourtant point que le caractère divin des paroles de Dieu ne pénètre pas dans la conscience personnelle ni ne devienne un personnage personnel, en vertu de leur efficacité, de leur évidence interne, sur quoi les protestants insistent à si juste titre. En dehors de cette réception dans la Bible, réception personnelle, quoique non pas singulière, mais ecclésiale, l’Écriture n’est plus qu’un fétiche sacré, dont l’apôtre a dit : « la lettre tue, l’esprit vivifie » (2 Co III :6). Il faut une rencontre personnelle avec la Parole de Dieu, et on doit la comprendre personnellement (directement ou médiatement, c’est-à-dire dans ce dernier cas, que l’on reçoit les vérités et les paroles de Dieu non pas immédiatement de la Bible, mais des livres liturgique, des icônes, des homélies, etc.).
Cependant une telle rencontre n’est possible qu’en réunion spirituelle avec l’Église, non pas singulièrement, mais catholiquement, encore que personnellement.
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Commentaire/Analyse
Cela fait plusieurs paragraphes que le Père Serge montre l’absurdité des positions protestantes. Si l’on peut résumer leur intenable position, ce serait : nous nions l’Église, mais nous accueillons favorablement la Bible que l’Église nous donne. Cette position est une folie intellectuelle, logique et conceptuelle. Mais au-delà de cette folie, ce que développe davantage le Père Serge c’est le caractère ô combien puéril de la méthode de lecture protestante relativement à ce texte : personnelle. Le logiciel moderne aura comme réflexe de dire qu’il s’agit d’une indispensable défense de la liberté de conscience, du libre examen. Comment tomber plus directement dans l’hérésie ? La position protestante est la suivante, relativement à cette problématique : ériger chaque lecteur en docteur de l’Église. Mais un docteur unique d’une Église affranchie de toute tradition. La démarche dans un contexte scientifique serait immédiatement raillée étant donnée l’étendue de sa bêtise. Chacun serait condamné à redécouvrir les mêmes choses sans pouvoir avancer jamais. Est-ce que tout apprenti géomètre veut redécouvrir les propositions d’Euclide ? Ou bien peut-on partir des travaux précédents pour avancer ? On me dira que ceci n’est pas comparable. Comment comparer la vérité mathématique et la vérité de l’Écriture Sainte ? Les deux univers ne s’abreuvent pas aux mêmes vérités. Mais c’est la relation malade au passé que je voudrais ici mettre en exergue.
Car le Père Serge n’appuie pas assez : par bonté d’âme ou pour son mauvais penchant œcuménique ? L’Église ne transmet pas le texte uniquement ! elle le produit puis le transmet. Ce texte s’entend comme devant être intégralement lié à l’Église : dans sa lecture, dans son étude, dans sa prière, etc. Vouloir le sortir de ce contexte n’a pas de sens. C’est faire de la Bible un coran : le texte est révélé, reçu directement, et l’Église est corps étranger qui s’est greffé comme un parasite dessus. Mais cela ne correspond pas à l’histoire. C’est séparer la parole du Christ de Son Corps. Il faut bien comprendre que rien n’empêche un orthodoxe d’étudier le texte de façon solitaire, même si les groupes d’étude sont très stimulants intellectuellement. Mais même en étant seul face au texte, on est en Église. On le lit avec les Saints Pères. On le lit avec les conciles. On le lit avec la théologie dogmatique. Le piège dans lequel tombent tous les hérétiques, qu’ils soient protestants ou gnostiques, c’est de projeter ses propres lubies sur le texte. De lui faire dire ce qu’on veut qu’il dise. Alors que la vraie attitude, c’est de travailler le texte dans une dynamique ecclésiale : percer non pas le mystère de sa signification, mais bel et bien de la signification inconnue qui entoure la signification déjà connue. Et celle qui est inconnue doit être en harmonie avec celle qui est connue. Chaque signification cachée et ajoutée au patrimoine de l’Église révèle un trésor supplémentaire lié à l’Écriture. Une multitude de trésors sont ainsi dans le patrimoine patristique. Les Pères ont faits jaillir des sens, des interprétations, des gloses, des commentaires, en harmonie avec la tradition de l’Église, tout en étant parfois contradictoires entre eux, mais la plupart du temps complémentaires. C’est ce qui fait la richesse de cette étude collective multi-séculaire. Travailler la Bible, c’est avoir pour partenaires et pour « collègues » des Docteurs comme Origène, Chrysostome, etc.
Pour reprendre la comparaison avec la géométrie, la richesse du travail herméneutique biblique aujourd’hui, c’est de partir des commentaires des Pères et de voir ce qu’on peut trouver de neuf, car ce que l’Esprit Saint a donné, est sans fin, c’est bien évident. Les grands mathématiciens, partent des travaux antérieurs. Les orthodoxes prient avec des prières somptueuses laissées par deux millénaires de tradition ecclésiale (la plupart du temps issues des monastères). Il suffira d’aller une fois dans une assemblée néo-protestante pour voir la médiocrité des prières qui y sont improvisées par les fidèles. C’est consternant. Le refus de toute tradition condamne le protestantisme à la médiocrité. Voici ce qu’explique le Père Serge, mais en langage châtié…
Quels sont les domaines où l’on peut amener du neuf après Saint Jean Chrysostome ? C’est compliqué, c’est bien évident. Mais ce serait considérer que toute musique est impossible après Beethoven. C’est faux, bien entendu, et Dieu merci. Saint Grégoire Palamas nous le démontre par exemple. Le niveau exigé est terrifiant, mais cela reste possible. On peut approfondir la littéralité des récits néo-testamentaires par la tradition rabbinique, pour voir les problématiques liées à la Halakha. Généralement on s’aperçoit de cette façon que Jésus a des positions et des attitudes très fines, très subtiles de ce point de vue, qui n’apparaîssent pas au premier abord. On peut également essayer de voir s’il est possible de réaliser une inhérence absolue des textes. C’est-à-dire de considérer que tout serait absolument vrai dans la Bible, et non pas allégorique. C’est un défi scientifique et herméneutique à la fois, relevé par des gens comme le français Fernand Crombette, dont je découvre l’œuvre, et dont il est trop tôt pour que je me prononce, mais qui est absolument fascinante de nouveauté et d’originalité. Il y a aussi le prisme sophiologique du Père Boulgakov : l’Écriture est-elle en harmonie avec ce theologoumenon du Père Serge ? Il y a aussi la potentialité d’une kabbale chrétienne ? Non pas dans la foulée des neuneus de la théosophie, mais plutôt dans ce qui a été laissé en friche par Saint Jean dans le NT ou le pseudo-Barnabé dans son épitre. Y-a-t-il la place pour une relecture complète de toute la tradition chrétienne au sens large pour réaliser une étude systématique de la gnose depuis les origines (Platon) jusqu’à nos jours (new-age, franc-maçonnerie, etc). Des catholiques romains dans le monde francophone ont réalisé cette étude à leur façon, et dans leurs paradigmes. Ils arrivent à la conclusion que l’anthropologie tripartite défendue par Saint Irénée de Lyon, le plus grand pourfendeur de la gnose de toute l’histoire de l’Église, était elle-même gnostique, et qu’en dehors de la scolastique de Thomas d’Aquin il n’y avait pas de salut ! Ceci montre que leur étude est viciée dès le départ mais reste néanmoins nécessaire. Les pistes ne manquent pas. La folie protestante est de perdre à nouveau son temps à essayer de se demander si Jésus est bien Dieu…