Boulgakov : l'orthodoxie (chap 2, comm 6) : le rôle du passé
L’Orthodoxie
l’Église comme Tradition
Ainsi, l’Église, nous donne la Bible comme Parole de Dieu dans son canon des Écritures et cette attestation est l’œuvre de la tradition ecclésiale. Celle-ci contient la « gnoséologie » de la Parole de Dieu, son autorité formelle. Seul le transcendant peut témoigner du transcendant. Comprenant la vie divine en union avec l’humain, l’Église proclame le divin, et en particulier que cette parole est divine. Un individu peut se trouver dans l’Église (ou en dehors d’elle), mais lui-même en tant que tel n’est pas l’Église.
Dans l’histoire de l’Église, la connaissance de la Parole de Dieu et du témoignage à son sujet correspond à la formation du canon. D’ailleurs celui-ci ne prescrit pas d’abord, comme une norme extérieure, la reconnaissance de tels ou tels livres sacrés : il atteste une réception déjà effectuée par l’Église, il l’exprime et lui confère force de loi, parce qu’elle est devenue évidente dans l’Église. Le rôle de l’autorité ecclésiastique, du concile des évêques, qui exprime la conscience de l’Église, consiste simplement à trouver la formulation juste et invariable, de ce qui est déjà donné dans sa vie et que sa conscience contient, c’est à dire de ce qui est donné par le Saint Esprit, le moteur de sa vie. Le concile agit là non comme une autorité, mais comme un organe de l’Église, comme sa tête. Et ce n’est qu’après une telle proclamation solennelle, acceptée par l’Église comme la vérité énoncée, que le canon des livres sacrés devient une norme de la vie ecclésiale, de sorte que la conscience ecclésiale de chacun doit dorénavant se déterminer en fonction de cette loi.
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Commentaire/Analyse
Dans le billet précédent, j’ai utilisé la métaphore de la science, pour montrer la nécessité de partir des conclusions précédentes. Dans cette métaphore, les protestants devenaient ceux qui ne se basent pas sur les générations précédentes et se voient condamnés, tels des Sisyphe de la théologie à tout redécouvrir en permanence. La métaphore scientifique a ses limites. Je vais cette fois recourir à la métaphore musicale, qui comme l’autre a ses défauts, mais qui pourra néanmoins faire passer de façon imagée ce que veut nous dire le Père Serge. En musique également, les générations se succèdent et les musiciens écoutent et étudient ceux qui les ont précédés pour bâtir leur nouveauté. Sans Bach il n’y a pas Beethoven tel qu’il fut. Sans Beethoven il n’y a pas Wagner tel qu’il fut. C’est vrai dans tous les domaines. Dans la pop/rock tout est bâti sur ce qu’on fait les Beatles. Dans le jazz, Miles Davis a été une personne incontournable, qui a fait profondément muter cette musique. Alors on peut bien évidemment considérer l’hypothétique musicien qui n’écoute rien et qui créé de la musique de façon absolument libre de toute référence, de tout passé. C’est une utopie plutôt absurde, car cet hypothétique musicien va devoir néanmoins s’inscrire dans un instrument particulier. S’il fait du piano, il est condamné à considérer la musique d’une certaine façon, de par la topologie même de l’instrument. Doit-on considérer les gammes comme une tyrannie particulière ? doit-on considérer qu’il ne doive pas lire la musique d’une certaine façon pour pouvoir aller dans de nouvelles directions ? On voit bien que ceci peut intéresser deux trois zozos versés dans l’escroquerie appelée « art contemporain », mais la démarche artistique ne mènera ici absolument nulle part. Le musicien doit passer par des instruments pensés et créés par d’autres. Il doit passer par un répertoire préexistant. Il doit faire sien tout ce qui l’a précédé. Et c’est seulement ensuite qu’il peut avancer.
Les réformateurs ont cru pouvoir faire de la musique en gardant le piano, mais en jetant à la poubelle tout ce qui entourait le piano. Il y a eu des expérimentations musicales qui ont essayé de s’affranchir de certaines règles musicales, telle que la musique sérielle créée par Arnold Schoenberg au vingtième siècle, avec deux disciples : Berg et Webern. Malgré quelques résultats intéressants, cette musique est plutôt bizzaroïde, et réservée à un petit cercle d’initiés (souvent subventionnés). Elle ne provoque l’émotion que de façon très particulière. C’est davantage une émotion technique que véritablement une émotion esthétique ou musicale.
La gamme, le répertoire, les instruments, le rythme, les musiques précédentes sont donc indispensables à l’évolution même de la musique. La science passée est indispensable à la science présente et aux futures découvertes qui seront faites sur le merveilleux monde que Dieu a créé. L’autorité ecclésiastique, le rôle des évêques, les conciles, tout ceci est l’équivalent dans le monde de l’Église. Mais là où la métaphore musicale est plus opérante est dans la nécessité musicale de la beauté. Il y a une règle non écrite mais ressentie par tous sur la nécessité de la beauté. C’est la guidance immatérielle dans la musique qui dirige invisiblement les compositeurs et les interprètes. Dans l’Église nous avons aussi une direction invisible qui garantit le fait de ne pas faire n’importe quoi : l’Esprit Saint. Pour les athées ou agnostiques, c’est un peu facile comme argument, mais au niveau de l’Église c’est finalement relativement proche. Il y a quelque chose de plus tangible et identifiable pour quelqu’un d’extérieur à l’Église, et surtout de marquant pour quelqu’un qui contemple son histoire : le consensus. Le concile en témoigne bien entendu, mais pas uniquement. C’est peut-être ce qui manque dans l’explication du Père Serge. Effectivement, le concile est ce moment unique et flamboyant de la formulation. Mais cette formulation n’est pas le cadre d’une prise de pouvoir d’un clan sur un autre, mais bien le temps où l’Esprit Saint au travers d’une assemblée particulière (composée d’hommes qui vivent sous Sa guidance) dit au nom de tous ce que tous affirment.
Traçons maintenant un bilan de la théologie protestante. Une fois qu’on a compris qu’il se sont affranchis de façon absurde du passé, il reste néanmoins à voir ce qui est intéressant. Car le principe cardinal des théologiens protestants est justement d’être libre. Cette liberté va même pouvoir s’exercer vis-à-vis des grands noms de la réforme comme Luther ou Calvin. C’est pourquoi il peut y avoir des choses intéressantes venant de ce monde-là aussi. Cela ne pourra par contre jamais venir de la dogmatique pure. Karl Barth en est un exemple manifeste, puisque celui qu’on appelle le Thomas d’Aquin du protestantisme, partage avec son illustre ainé l’hérésie concernant le filioque !! Tout ceci n’est donc pas très sérieux… mais par contre, sur les territoires laissés de côté par la théologie « classique », des gens comme Lightfoot (qui était anglican), ou Strack et Billerbeck ont apportés des choses précieuses (et ce n’était que justice de les mettre à l’honneur sur ce blog) dans les études rabbiniques. Réaliser des études dans le champ rabbinique sans passer par eux eut été une forme de protestantisme dans la méthodologie. Ce n’est qu’à partir de ce que Lightfoot a fait que Strack & Billerbeck ont pu réaliser leur travail monumental. Tout théologien intelligent ne peut que repartir d’ici sur ces sujets. Sans en faire un absolu bien entendu. Les travaux de Boyarin viennent modifier beaucoup de choses avancées par les travaux antérieurs dans ce domaine. Le paradoxe qui conclura ce billet est le suivant : le protestantisme n’est pas tant un courant théologique qu’une erreur de méthodologie. Et un orthodoxe serait protestant en ne consultant pas les travaux de certains protestants, et serait orthodoxe en les consultant. Une vision simpliste aurait conclu l’inverse. L’orthodoxie n’est pas une doctrine. C’est plus que cela. C’est une façon de penser.