L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition – Du Canon des Écritures

L’orthodoxie laisse libre la recherche scientifique dans les limites propres de celle-ci , à condition que restent intactes les définitions canoniques déjà adoptées par l’Église (aussi est-il inadmissible de chercher à modifier, pour des raisons scientifiques, le canon des Écritures, en le réduisant ou en y ajoutant), ainsi que la foi aux dogmes fondamentaux. Ne pas croire à la divinité de notre Sauveur, à ses miracles, à sa résurrection, à la Sainte Trinité, ne laisse pas de vicier intérieurement la recherche, en la rendant aveugle et tendancieuse à l’égard de tout ce que la Parole de Dieu en dit. Une telle étude incroyante appliquée à celle-ci est contradictoire en soi, tout de même que sont contradictoires les tentatives récentes d’établir « scientifiquement », grâce à la critique historique, la doctrine authentique du Christianisme, das Wesen des Christentums, en dehors de l’Église et de sa Tradition. Il y a là une confusion stérile de domaines différents. D’ailleurs, du point de vue scientifique, un tel travail est condamné d’avance à rester religieusement sans résultat.

Il faut admettre dès le départ que la science ecclésiale, quelles que soient sa liberté et son honnêteté, ne va pas sans prémisses (voraussetzunglos) qu’elle est dogmatiquement déterminée, en tant que l’étude des objets de la foi (ou de l’incroyance) ; et à cet égard, elle ne se distingue pas de la science rationaliste athée, laquelle procède aussi de présupposés dogmatiques, encore que négatifs. C’est ainsi par exemple, qu’en dépit d’une liberté entière de la critique scientifique, il est impossible d’étudier les récits évangéliques sur la résurrection du Christ, die Auferstehungsberichte, sans adopter une attitude dogmatique précise devant le fait de la Résurrection, une attitude de foi ou d’incroyance. Tel est le propre de la science de la foi, qu’on le veuille ou non. Le plus significatif dans ce domaine, en même temps que le plus difficile, c’est la démarche, non pas de l’incroyance, mais de la semi-croyance, qui pose comme critère décisif l’arbitraire d’une approche individuelle, coupée de la Tradition ecclésiale.

Telle est la position du protestantisme libéral. La théologie anglicane s’en distingue très favorablement : l’entière indépendance de sa recherche s’accompagne souvent de fidélité à l’enseignement de l’Église. A cet égard, la science biblique des anglicans se rapproche le plus de ce qui correspond aux exigences de l’étude orthodoxe.

En raison de circonstances historiques et des destinées culturelles des peuples orthodoxes, leur science, en matière d’isagogie et d’exégèse, n’a pas eu l’occasion de se développer de manière à fournir des exemples et des normes spécifiques de théologie biblique. Cette science reste jusqu’à nos jours l’apanage des peuples protestants ainsi que de l’anglicanisme (avec son biblisme). La science catholique se donne surtout des tâches apologétiques. Une recherche biblique dans l’Orthodoxie, qui en a posé quelques jalons au XIXème siècle en Russie, relève de l’avenir. Toutefois, rien n’empêche, et il est même naturel, d’utiliser les résultats authentiquement scientifiques que le monde chrétien d’Occident a récemment acquis et, en les rectifiant et en les complétant comme il se doit, de les intégrer à la plénitude de la Tradition ecclésiale, non pas certes pour en retrancher quoi que ce soit, mais pour continuer à développer ce qui existe. La vérité est une, mais les hommes y accèdent par un processus discursif. La conscience orthodoxe n’aurait aucune raison de craindre la critique biblique ni d’en être troublée, puisque celle-ci ne sert qu’à rendre plus concrètement connaissables les voies de Dieu et l’action de l’Esprit de Dieu, si fréquente et diverse dans l’Église. Les fruits de cette recherche scientifique apparaissent déjà dans l’anglicanisme.

Dans ce domaine comme dans tous les autres, l’Orthodoxie n’a effectivement aucune raison de se tenir à distance de l’esprit scientifique moderne, dans la mesure où celui-ci est déterminé par une quête sincère de la vérité et de la connaissance, et non par les préjugés étroits du moment ; il lui appartient au contraire, comme tout ce qui est vivant et positif dans l’histoire. L’Orthodoxie a une dimension universelle, elle ne se mesure pas à l’aune d’une époque donnée qui lui a imposée sa marque et qui l’aurait rendue exclusive par rapports à d’autres.Elle rassemble, unifie et incorpore tout ce qui est vraiment créateur, car les impulsions secrètes de la création et du savoir authentiques ne procèdent que de l’Esprit Saint qui vit en elle.


Commentaire/Analyse




Le Père Serge pose ici la question de la recherche biblique orthodoxe. Il la pose en regard des recherches existant dans le monde catholique romain et dans les nombreuses confession protestantes. Il attaque durement celle qui prévaut dans le protestantisme libéral, à savoir la recherche historique scientifique réalisée en dehors du cadre de l’Église. Quelle est cette recherche qui agace tant le Père Serge ? Il s’agit d’une recherche qui se veut scientifique et qui n’aurait pas peur des conséquences de ses découvertes sur le plan académique. Prenons un exemple : si, dans une faculté de théologie orthodoxe, un professeur de Nouveau Testament commençait à remettre en cause des fondamentaux de la foi orthodoxe, il est fort à parier qu’il perdrait rapidement son emploi. Mais de la même façon, un professeur d’histoire dans le monde profane s’amusant à remettre en cause ce qui veut être étudié aurait également rapidement des problèmes. Tout ceci malmène quelque peu la vérité qui n’en sort jamais grandie. En fait, cette recherche biblique historique et scientifique est insupportable pour un orthodoxe convaincu, mais l’on doit aussi penser à tous ceux qui sont en dehors de l’Église, qui cherchent à étancher leur soif spirituelle : ils ont besoin de premières indications qui peuvent les ramener dans le droit chemin. L’enjeu est immense. Cette science historique est effectivement plurielle mais elle apporte les premières réponses. Du point de vue strictement historique, l’histoire admet maintenant qu’il a existé un homme nommé Jésus de Nazareth, qui a vécu en terre sainte et fut crucifié sous Ponce Pilate. Peu après sa mort, de nombreux disciples se sont mis à lui rendre un culte, en confessant sa résurrection, et l’essor irrésistible de ce mouvement à conduit à l’établissement de la religion chrétienne dans le monde. Voilà ce que dit la science historique, lorsqu’elle utilise de façon froide et dépassionnée, les mêmes méthodes historiques d’études de documents, que pour les autres personnages de l’antiquité. Du point de vue historique et scientifique, il n’y a jamais aucune preuve comme au sens mathématique ou physique, mais les critères en question, permettant d’affirmer l’existence véritable du Christ, sont ceux utilisés pour Alexandre le Grand, Jules César, Platon, etc. Ainsi, comme je l’ai déjà noté dans un autre billet, il faut bien comprendre la frivolité de la position qui reviendrait à nier l’existence même de Jésus de Nazareth : cela reviendrait en gros à nier énormément de personnages de l’antiquité. Notre passé ne deviendrait plus qu’un immense brouillard.

La science historique par contre, ne peut rien dire sur les miracles du Christ. Elle ne peut rien dire sur les affirmations dogmatiques survenues tout au long de l’histoire de l’Église. Mais il faut bien comprendre qu’elle ne peut rien dire structurellement, ontologiquement. L’histoire ne peut rien dire des miracles de la même façon que les mathématiques sont impuissantes face à la morale. Tout ce que l’histoire peut dire est que tous les documents, provenant ou non de l’Église, relatent des phénomènes thaumaturgiques de grande ampleur. Les Évangile le relatent avec force détail, mais Flavius Josèphe aussi, et le Talmud de Babylone aussi (dans les motifs de condamnation, les guérisons sont vues comme opérées par des moyens de sorcellerie, ce que rapportent les évangélistes). Tout ce que l’histoire peut dire est que de nombreuses personnes voyaient Jésus comme un thaumaturge de premier plan. Tout ce que l’histoire peut dire c’est que de nombreuses personnes, au péril et au mépris de leur vie le plus souvent, ont affirmé que le Christ était ressuscité. Et l’histoire, en tant que science, s’arrête là.

Et c’est ici que doit poursuivre la recherche biblique orthodoxe. Elle doit reprendre exactement ici, et poursuivre. Ses contours restent à imaginer mais elle doit bien évidemment postuler dans ses fondements mêmes les conclusions dogmatiques des conciles œcuméniques. Prenons l’analogie avec la géométrie, puisque nous sommes dans le domaine de la science. Nous avons vus avec le Père Serge, mais dans son autre ouvrage, que toute pensée était dogmatique, par définition. La géométrie euclidienne est bâti sur un axiome de départ, et tout est construit à partir de celui-ci : dans un plan, si on considère un point et une droite (ne contenant pas le point), il n’y a qu’une seule droite parallèle à la droite passant par le point. Tout est déduit logiquement depuis ceci. Des mathématiciens ont d’ailleurs bâti d’autres géométries à partir de l’axiome qu’il y avait une infinité de droites, ou de l’axiome qu’il n’y avait aucune droite. La recherche biblique orthodoxe devra partir de ses axiomes concernant le Christ et Dieu. Ainsi, cette science orthodoxe ne devra pas se demander si la Bible montre Dieu comme une Trinité, mais bien comment la Bible montre que Dieu est une Trinité. Elle ne devra pas se demander si le Christ est Dieu, mais au contraire, comment elle l’affirme. Jusque là, rien de révolutionnaire. Il me semble qu’elle devra en tout cas aborder des points d’apologétique pour tous ceux qui sont dehors. On peut également tracer quelques contours pour cette science biblique orthodoxe :

I : L’étude devra se faire dès que possible dans la langue d’origine du texte. Les gens qui étudient sérieusement la philosophie, étudient Kant en allemand, Spinoza en latin et Platon en grec. La moindre des choses est d’étudier les textes saints en hébreu et en grec.

II : La patristique doit être un socle fondamental de l’étude biblique. Ainsi, il apparaît indispensable d’étudier les pères latins, et donc le latin, d’étudier les pères grecs (le grec étant déjà connu par rapport à la Bible je n’y reviens pas), et d’étudier les pères syriaques en syriaque. Cette étude doit s’accompagner d’une solide connaissance historique pour contextualiser les écrits patristiques.

III : La liturgie doit être un prisme constant. Une recherche biblique orthodoxe devra par essence se détacher de l’illusion d’avoir à faire à un livre. Ces textes doivent être étudiés, mais également priés et chantés dans des cadres liturgiques.

IV : L’étude des systèmes de pensées concurrents, parallèles ou antagonistes est importante, et probablement incontournable. Une recherche biblique orthodoxe doit maîtriser les autres lectures, et en premier lieu la lecture gnostique, ainsi que l’exégèse rabbinique, mais aussi les lectures scolastiques ou protestantes.

Il me semble qu’ainsi, elle peut ressembler à ce qu’avait imaginé le Père Serge.