Boulgakov : l'orthodoxie (chap 2, comm 10) : les divers degrés d’inspiration
L’Orthodoxie
l’Église comme Tradition – Du Canon des Écritures
Si le canon des livres sacrés est fixé par une définition ecclésiale, cette délimitation ou inclusion, au regard de l’homme, n’est qu’extérieure ; elle a la valeur d’un fait et non d’une évidence interne. La plénitude de la parole de Dieu ne réside pas dans le tracé extérieur de ses linéaments, une frontière qui n’existe d’ailleurs pas ; elle est interne et se découvre en relation intime avec la tradition ecclésiale.
L’Église a toujours vécu sous l’impulsion de l’Esprit Saint et elle a toujours eu la plénitude qui lui est inhérente ; et cependant elle n’a pas toujours eu la Bible, du moins dans la composition actuelle de celle-ci. Les différents livres de l’Ancien Testament furent introduits au fur et à mesure de leur apparition et non pas d’un coup, loin de là. L’Église néo-testamentaire, aux temps premiers et fleurissants de son existence, a vécu sans Écriture sacrée, et même sans les Évangiles, qui se constituèrent durant le premier siècle et qui ne furent canonisés, avec les épîtres, que bien plus tard (le canon ne prendra sa forme définitive qu’au début du quatrième siècle).
Tout cela indique que pour l’Église, l’essentiel est l’Esprit Saint qui l’habite et non pas telle ou telle de ses manifestations. Notons en outre que le contenu de la parole de Dieu est différent dans ses diverses parties quant à son objet (la loi, les livres historiques, didactiques, prophétiques, les Évangiles, les épîtres, l’Apocalypse) et quant à sa substance. Bien que tout la Bible soit la Parole de Dieu (« toute Écriture est inspirée de Dieu », II Tim III, 16) nous y distinguons différentes parties qui ont pour nous une importance plus ou moins grande, du moins dans les limites de ce qui nous est accessible. Pour nous, l’Évangile n’est pas la même chose que les livres de Judith, de Ruth ou de Josué, ni les épîtres que l’Ecclésiaste ou les Proverbes. Il en est de même des livres canoniques ou deutéro-canoniques. Le protestantisme a arbitrairement appauvri sa Bible et excluant ce derniers, ce dont il commence à être conscient ; d’où une tendance à en retrouver la valeur.
Une telle distinction entre les degrés de l’inspiration parait contradictoire en elle-même, car il ne semblerait pas qu’il dût y en avoir une ; ou bien l’inspiration est présente ou bien elle ne l’est pas. Cela veut néanmoins dire que celle-ci est concrète et qu’elle est offerte en fonction de l’infirmité humaine ; il peut donc y avoir une inspiration divine plus ou moins grande. C’est pourquoi les livres deutéro-canoniques font-ils aussi autorité, précisément comme Parole de Dieu, mais à un degré moindre que les livres canoniques.
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Commentaire/Analyse
Les degrés d’inspiration sont une problématique particulière dans la relation au biblique. Il ne s’agit pas ici d’une situation binaire, telle qu’on peut avoir dans la logique mathématique ou la logique booléenne en informatique : une donnée vraie ou fausse. Le Père Serge nous invite à ne pas considérer l’Écriture sous cet angle assez pauvre : inspirée ou pas inspirée. D’ailleurs, Paul répond déjà : toute l’Écriture est inspirée, donc cette problématique là est relativement simple au final. Cela veut dire que chaque mot de la Bible a été inspiré par l’Esprit Saint. Mais est-ce à dire que l’auteur a été le scribe de l’Esprit ? Le témoignage et l’enseignement de l’orthodoxie est qu’il s’agit davantage d’une synergie que d’une dictée pure et simple. Ainsi, la composante humaine propre à l’auteur reste entière : son style, son objectif, sa vision, ses limites, etc. Tentons une métaphore : c’est la même eau qui arrose différentes fleurs. Et dans ce jardin biblique, si c’est la même eau qui arrose toutes les fleurs, chacune des fleurs n’a pas la même valeur. La Torah et le psautier dans l’Ancien Testament sortent davantage que d’autres livres. Dans le Nouveau Testament, il est évident que les Évangiles sont plus importants que d’autres livres. Saint Jean Chrysostome explique ainsi dans son commentaire du prologue de l’Évangile de Jean qu’il s’agit du sommet du Nouveau Testament. Le patriarche de Constantinople reconnaissait ainsi ce que dit Boulgakov : les Évangiles sont au dessus, Jean est le sommet des Évangiles, et le prologue le sommet de cet Évangile.
Une remarque importante : Boulgakov dit à propos de l’Ancien Testament : « qui n’a plus de valeur aujourd’hui ». Cette expression est malheureuse même si elle est vraie. Elle oblige à dire de quelle façon elle est vraie. D’un point de vue légal, canonique, l’Église étant païenne, les dispositions légales de la loi mosaïque sont sans objet. On verra ce que diront les évêques, le jour où les juifs reviennent officiellement dans l’Église et reconnaissent Jésus comme le Messie d’Israël et l’incarnation de Dieu. Ces dispositions s’appliquant exclusivement aux juifs, et ne concernant pas les païens, il est évident « qu’elles n’ont plus de valeurs aujourd’hui ». Mais il ne s’agit absolument pas de jeter l’Ancien Testament à la poubelle et de ne garder que le Nouveau, car on perdrait la continuité et la cohérence des deux. On perdrait la logique interne. Le Nouveau est incompréhensible sans l’Ancien. Le propos du Père Serge est de rappeler cette chose bon sens : les lois qui figurent dans l’Ancien n’ont plus force de loi aujourd’hui… Mais c’est uniquement en ce sens légal que l’Ancien n’a plus de valeur pour nous. Néanmoins, pour comprendre l’action de Dieu dans l’histoire, pour voir comment Dieu a créé le monde et l’humanité, pour comprendre la situation tragique qui est la nôtre, pour comprendre la nécessité de l’Incarnation et de la Résurrection, il est bien évident que le livre en tant que tel garde une valeur inestimable.