L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition – Du Canon des Écritures

Un tel rapport personnel avec la Bible ne signifie pas pour autant qu’il devienne rien qu’individuel et singulier. A l’inverse, l’attitude ecclésiale n’étouffe nullement l’élément personnel : elle ne fait que lui donner une certaine orientation. En effet l’ecclésial n’existe que dans le personnel. Cette conjonction du personnel et du commun, où l’individualité n’est pas abolie, mais au contraire se manifeste en se développant, c’est le mystère de l’ecclésialité.

Il y a deux visages de la Parole de Dieu dans l’Église : liturgique et non liturgique. Puisque le premier ne consiste pas simplement en une lecture ordinaire, mais qu’il entre dans la structure de la liturgie, il acquiert une force vive spécifique. Ce qui est lu se produit spirituellement dans l’Église. Il ne s’agit plus d’un récit sur ce qui s’est passé et n’existe plus, il s’agit de l’événement même. Telles sont, par exemple, les lectures des événements évangéliques, surtout le jour des grandes fêtes. L’Église revit mystiquement l’événement, par exemple, la Nativité du Christ. La lecture du l’Évangile acquiert une puissance événementielle. Il va de soi que cet usage liturgique de la parole de Dieu n’est propre qu’à l’Église et qu’il n’existe pas en dehors d’elle. Or il est le plus important, parce que la force vivifiante du Verbe s’y découvre. Il faut cependant noter que, d’une part, cet usage rituel ne s’applique qu’à des passages choisis de l’Écriture, surtout du Nouveau Testament, et d’autre part, qu’il n’empêche nullement de se pénétrer aussi du contenu biblique dans la vie extra-liturgique. Et c’est là qu’apparaît l’importance directrice de la Tradition ecclésiale.

Dans cette lecture non liturgique, il convient d’abord de distinguer l’attitude scientifique de l’attitude religieuse, non qu’elles soient opposées ni qu’elles s’excluent mutuellement, mais parce que l’accent n’y est pas le même. L’étude de l’Écriture, en tant que monument littéraire, ne diffère en rien des autres domaines de la recherche scientifique, et la méthode y est la même. Ses conclusions trouvent des applications inévitables et naturelles même pour la compréhension religieuse de la Parole sacrée, car elles nous permettent de mieux en percevoir l’enveloppe historique et humaine. Restant libre dans son propre domaine bien défini, l’étude scientifique ne peut prétendre à une interprétation dogmatique, quoiqu’elle le fasse souvent. Elle n’y prend pas moins une certaine part, dans la mesure où la connaissance du texte sacré, sous tous les angles possibles, revêt forcément de l’importance pour l’exégèse religieuse. Aussi, l’étude scientifique et ses usages commencent-ils à s’intégrer aujourd’hui dans la tradition ecclésiale pour l’interprétation de la Parole de Dieu. Le savant ne peut pas partir ab ovo, de lui-même, il se place dans la lignée de tous ses prédécesseurs et il continue leur travail sans solution de continuité. De même, il est devenu impossible qu chercheur religieux de négliger ou d’ignorer les résultats d’un examen objectif sans parti pris, quand même il ne les admettrait pas tous. L’étude scientifique aujourd’hui permet et oblige de voir le texte sacré d’une façon nouvelle. C’est là le caractère légitime et nécessaire de ce que l’on peut appeler la tradition scientifique. Les débuts de celle-ci remontent d’ailleurs aux temps les plus anciens, en tout cas aux Septante de la synagogue et aux Pères.


Commentaire/Analyse




Il s’agit ici d’un des passages les plus importants (à mes yeux) de l’ouvrage analysé. En effet, le Père Serge y réalise une distinction absolument fondamentale entre les deux approches possible du texte biblique. Ces approches ne s’excluent pas mutuellement, mais au contraire s’interpénètrent et se répondent mutuellement. De quoi s’agit-il ? Il s’agit de comprendre que la Bible est à la fois le cœur nucléaire de la liturgie (chose qui a totalement échappé maintenant au protestantisme qui a perdu toute cette dimension du biblique) et le cœur nucléaire de l’étude de la pensée divine (chose qui échappe parfois à de nombreux orthodoxes).

La liturgie : le moyen du liturgique est le symbole. Pour plus de précisions, voir l’analyse consacrée à l’ouvrage du Père Alexandre Schmemann, qui traite de tout ceci en profondeur : l’Eucharistie Sacrement du Royaume. Le symbole, loin d’être synonyme d’analogie ou de métaphore, au sens chrétien, est le moyen de réunir deux réalités, l’une physique et l’autre métaphysique. Le biblique dans la liturgie va offrir le cadre métaphysique qui est rejoint par le symbole. Prenez la liturgie eucharistique : lorsque le prêtre dit les paroles du Christ rapportées par les Évangiles lors de l’institution de l’Eucharistie, il ne s’agit pas d’un mémorial. Il s’agit bel et bien de réunir physiquement l’assemblée qui écoute ces phrases et métaphysiquement le moment éternel de leur énonciation. Ainsi, l’assemblée ne fait pas « semblant » d’être avec les apôtres avant la Pâque ; elle y est. La Bible va donc offrir tous les cadres liturgiques, toutes les situations, etc. La Bible va par exemple permettre de fixer « le décor » pour le baptême du Christ dans le Jourdain. Mais la liturgie et le symbole n’ont pas besoin que le texte soit biblique pour fonctionner. Ainsi la liturgie de la Dormition de la Theotokos qui nous fait revivre un moment non biblique.

La pensée divine : le texte étant inspiré, il est à la fois le produit d’un homme mais aussi le produit de l’infini. Ainsi, l’étudier, le décortiquer est de première importance. Peut-on sincèrement aimer quelqu’un et ne pas être intéressé par ce qu’il a dit ? Ainsi, toute relation d’amour à Dieu qui ne donne pas à l’étude biblique une place de première importance est sujette à caution. Ce qui est intéressant dans ce texte du Père Serge, c’est qu’il fixe les contours de cette étude biblique. Elle pourrait avoir un aspect de nouveauté, mais elle est en fait très ancienne. Elle est déjà traditionnelle. Il donne l’exemple des Septantes. On connaît tous cette appellation des traducteurs de l’hébreu vers le grec, dont le travail est devenu la référence dans l’Église naissante (bien que leur texte date d’avant l’ère chrétienne). Cette tradition remonte donc à avant l’Incarnation. Elle est « juive » avant que d’être « chrétienne ». Elle est totalement judéo-chrétienne. Qui étaient ces traducteurs ? Ils étaient les meilleurs de leur génération. Ils étaient les références de leur époque. Ce travail appelle donc aussi à l’élitisme. Il appelle donc à mettre de côté la fausse humilité. Si on peut tenter de dégager ici une ligne forte du travail des Septante : ils étaient davantage des interprètes que des philologues. Ce qu’on attend du travail biblique, c’est de faire jaillir le sens. Pour cela le tableau de déclinaison est un outil et pas une fin en soi. On attend d’une interprétation à ce qu’elle parle pour la vie de tous les jours. La Bible vue comme un fruit est plus proche de la noix que de la pomme : son écorce est plus dure et ne se laisse pas manger sans outil, force et volonté.

Et la prière dans tout ça ? Remarquons déjà la liturgie est une prière commune, collective. Mais ceci n’efface pas, bien évidemment, les moments qui sont dévolus à la prière personnelle, cette relation intime à Dieu que rien ne peut remplacer ou approcher. Mais il est évident que la liturgie et l’étude biblique vont nourrir cette prière, de la même façon que cette prière va nourrir l’étude biblique. Tout sert à tout renforce tout et nourrit tout.