L’Orthodoxie

l’Église comme Tradition – Du Canon des Écritures

Ainsi l’Église applique à la compréhension de la Parole de Dieu un principe d’évidence interne : il convient d’entendre la Sainte Écriture en fonction de la Sainte Tradition. En d’autres termes, l’interprétation dogmatique et doctrinale de la Parole de Dieu doit tendre à être en accord avec celle de l’Église, transmise depuis les Pères et les Docteurs, divinement éclairés, et depuis les temps apostoliques. Après sa résurrection, le Seigneur ouvrit à ses disciples l‘intelligence pour comprendre les Écritures (Lc XXIV,45). Le Saint-Esprit continue à le faire dans l’Église. Le trésor de la sagesse ecclésiale s’accumule ainsi et il serait insensé de ne pas l’utiliser.

Ce même principe limite l’arbitraire individuel, car il place l’homme devant la face de l’Église, il le soumet inérieurement au contrôle de la Tradition et il le rend responsable à titre non seulement personnel, mais encore ecclésial. Ce qui se ramène pratiquement à ceci : dans les cas évidents, l’individu ne doit pas se séparer de l’interprétation ecclésiale de tels événements ou enseignements fondamentaux ; dans des cas moins évidents, il doit s’efforcer de vérifier ses opinions par celles qui prévalent dans la Tradition ecclésiale et chercher lui-même cette justification et cet accord. Car un est l’Esprit qui vit dans l’Église et c’est un Esprit de concorde et non de division.

Ce principe n’exclut nullement une attitude personnelle envers la Parole de Dieu ni un effort personnel pour la comprendre. Sinon, l’Écriture reste un livre fermé. Toutefois, cet élément personnel doit être non pas singulier et suffisant, mais ecclésial, il doit se réaliser en union intime avec l’Église grâce au sentiment vivant de cette relation fraternelle qui s’établit dans la vie unique du seul Esprit. Alors, le désir d’entrer en rapport avec la Tradition ecclésiale devient un besoin naturel, suscité par une approche libre, car la liberté n’est pas caprice ni arbitraire, mais amour et concorde.

Cela signifie en pratique qu’ayant trouvé les témoins de la Tradition, l’interprète de la Parole de Dieu doit viser à rendre sa propre opinion compatible avec eux, à l’insérer dans le contexte de l’interprétation ecclésiale. L’étude scientifique tend aussi à saisir toute question dans son histoire. En ce sens, la science y cherche elle aussi sa Tradition. Néanmoins, l’histoire représente pour elle une succession d’événements plutôt que la manifestation cohérente de l’esprit qui l’habite ; c’est l’histoire des erreurs, plutôt que le témoignage de la vérité.

Toute fois, l’on exagère d’habitude les divergences entre les confessions chrétiennes au sujet de la Tradition. L’on considère même comme un rejet total de celle-ci la réception limitée propre au protestantisme, sous prétexte qu’il nie certaines traditions particulières (dont quelques-unes ne correspondent d’ailleurs pas du tout à la Tradition de l’Église entière). C’est ainsi que, rejetant la primauté romaine, les indulgences, etc., le protestantisme a fini par repousser la Tradition. Or, l’on s’aperçoit que cette opposition s’atténue davantage encore quand on considère qu’en réalité, sur telle ou telle question (par exemple, l’exégèse d’un texte comme Mt XVI,18), la Tradition n’est généralement pas constituée par un décret extérieur (tels ceux que promulgue la commission biblique de Rome) mais qu’elle est plutôt une valeur cherchée, et que le chercheur doit la trouver et la déterminer pour lui-même.

A propos de telle ou telle question, la Tradition ne s’exprime en général pas par quelque disposition obligatoire de l’Église qui dirimerait le litige (à l’instar des définitions conciliaires) , mais elle contient des avis autorisés portant sur des nuances, et parfois controversés. La différence des exégèses, comme celle des méthodes, chez les auteurs ecclésiastiques, est un fait trop connu pour qu’on puisse l’ignorer. Aussi, chercher à relier son opinion avec la Tradition et l’appuyer sur elle, est-ce la résumer d’une manière créatrice et se laisser intérieurement guider par elle plutôt que de l’accepter comme une norme externe ou un décret. Dans l’église catholique, où le pape représente et exprime la Tradition, une telle attitude créatrice envers la Tradition n’a point de place car le sens de celle-ci y est celui qu’indiquera le pape, pour autant que lui-même en ait la capacité. Dans l’Orthodoxie, où une telle autorité papale n’existe pas, la fidélité à la Tradition s’exprime par l’effort de s’accorder avec l’esprit de la doctrine ecclésiale, dans la mesure où celle-ci est évidente en l’occurrence. Il en résulte d’abord que cette fidélité ne supprime ni le travail créateur ni la liberté, qu’elle les suppose même ; ensuite, qu’elle ne substitue pas à l’intelligence propre d’une époque, qu’elle ne la rejette pas, ni ne l’étouffe, mais qu’elle la fait fructifier.

La Tradition n’est pas la lettre ni la loi, elle est l’unité dans l’esprit, dans la fidélité et dans l’amour. Elle est naturelle pour la conscience de l’Église. En revanche, l’individualisme orgueilleux, l’égocentrisme, qui ne garde pas la mémoire générique, qui commence et qui finit par lui-même, sans passé ni lendemain, qui atomise l’histoire de l’Église et la vie spirituelle, est contre nature et anti-ecclésial. Puisque l’Écriture Sainte est donnée par l’Église et dans l’Église, nous accédons ecclésialement à sa compréhension, à savoir : en liaison avec la Tradition et non pas en dehors de celle-ci. Le fait que Dieu nous ait donné, à nous aussi, une pensée propre, garde néanmoins toute sa vertu. Notre tâche, à nous autres, n’a pas été accompli dans le passé. En d’autres termes, la Tradition ecclésiale ne fait pas entendre la voix du passé à la place du présent ; le passé n’y abolit pas le présent ; il lui donne au contraire toute sa force. Suivre la Tradition, s’y chercher soi-même, s’abreuver à la source de l’unité de l’Église : tel est l’axiome de la conscience ecclésiale. Puisque l’Église est, et que la Parole de Dieu lui est donnée, il devient évident que l’accès à la vérité nous est accordé précisément en tant que membres de l’Église. Cela exige que nous gardions l’ecclésialité, qui est la fidélité à la Tradition dans l’intelligence de la Parole de Dieu. Mais le temps est venu de considérer une question dogmatique générale : qu’est-ce donc que la Tradition ecclésiale ?


Commentaire/Analyse




Le titre de cet article est quelque peu réducteur, j’en conviens. Il n’y a pas qu’un protestantisme, mais de multiples ; le catholicisme romain est très divers. Et enfin, on le constate de plus en plus chaque jour, l’orthodoxie n’est pas une. Je ne parle pas d’Église au sens théologique et mystique, l’Église étant par nature absolument une. Tous les protestantismes sont néanmoins réductibles à ce trait commun qu’ils arborent avec fierté : la Bible est au centre. Les romains ont maintenant évolué de multiples façons, mais le cœur est unique : la papauté. Le sédévacantisme, qui est un schisme romain est à ce point romain, que ce qui le distingue est le fait de considérer que le trône pétrinien est vacant. Tout tourne autour du Pape : sa présence, son absence, son mérite, ses manquements. Et enfin dans l’Orthodoxie, tiraillée aujourd’hui entre plusieurs ecclésiologies rivales, le cœur est bel et bien l’Église en elle-même.

Résumons les trois sources d’autorités, dans les trois christianismes. Chez les protestants, c’est la Bible qui est source d’autorité. Chez les catholiques romains, c’est le Pape. Et enfin, chez nous orthodoxes, c’est l’Église elle-même. Ainsi, la relation au biblique varie dans ces trois familles chrétiennes.



Chez les protestants, la relation au biblique est très forte. Ils la lisent sans cesse. Ils la citent, la commentent. Les offices sont structurés de façon à ce que le sermon soit le moment le plus important. Le déficit orthodoxe relativement aux protestants, est une méconnaissance du biblique dans le peuple orthodoxe, chez les croyants lambda. Bien évidemment que les professeurs de facultés de théologie connaissent la Bible. Mais le croyant lambda n’a pas un rapport très commun avec sa Bible. Une anecdote personnelle, puisque je donne des cours de Bible depuis des années maintenant, cours parfois fréquentés par les autres confessions chrétiennes, en fonction des circonstances. Les protestants ont toujours leur Bible. Les catholiques ont souvent leur Bible. Les orthodoxes ont rarement leur Bible. Leur rapport au biblique est ainsi : distant. La « liberté » protestante va ensuite faire qu’il y aura autant d’interprétations bibliques que de congrégations protestantes. Et on peut voir ainsi les différents protestantismes présents aujourd’hui : ce sont différentes lectures du texte. Ces visions du texte peuvent varier : très modernistes et moderno-compatibles, ou bien littéralistes et créationnistes. Cette variété assez impressionnante a la conséquence suivante : certaines lectures vont être excellentes et toucher du doigt des choses totalement orthodoxes. D’autres sont à bannir avec énergie. A discerner donc…



Chez les catholiques romains, la relation au biblique est assez forte et traditionnelle en un sens. Car comme l’explique avec justesse le Père Serge, la Bible se lit en Église, ce qui dans la variante romaine, signifie qu’elle se lit comme le Pape imagine qu’on doive la lire. Car il faut bien comprendre que le catholicisme romain est la somme de divers courants plus ou moins antagonistes : bénédictins, franciscains, jésuites, dominicains, etc. C’est le Pape qui va faire pencher la balance plutôt dans telle ou telle direction. Il y a aussi des individualités qui peuvent être importantes à un moment donné du développement romain. Ainsi un Teilhard de Chardin, grand promoteur de la modernité et de l’accueil chaleureux de la science au sein du monde romain. Son œuvre fut accueillie fraîchement par les « traditionalistes » de type Pie X, et plutôt positivement par les modernistes ayant agencé Vatican II. Ainsi, si les romains possèdent, à l’image des protestants, diverses lectures du biblique, c’est Rome qui va donner la bonne façon de lire.



Dans le monde orthodoxe, c’est finalement assez proche du monde romain, sauf qu’il n’y a pas d’organe central qui donne le « la ». C’est la tradition de l’Église (qui sera définie par Boulgakov dans le texte suivant) qui tient ce rôle. Ainsi, la lecture doit se conformer à la Tradition, dans le sens qu’elle ne peut pas entrer en contradiction avec elle. Prenons un exemple. La Tradition de l’Église est de considérer qu’il y a des figures trinitaires dans l’Ancien Testament, à divers passages, tels que l’hospitalité d’Abraham. Les commentaires patristiques illustrent cela, mais pas seulement. Ainsi, une lecture orthodoxe ne pourrait pas sur ce passage y voir une négation de la Divine Trinité. Il serait licite d’y voir autre chose (Justin Martyr voit le Christ et deux anges). Chez les orthodoxes, on ne lit pas seul. On lit en symphonie avec 2000 ans de lecture, et tout l’héritage d’Israël admissible dans l’Église. Ce que Boulgakov appelle « être créatif », c’est la capacité humaine à ajouter à la Tradition.



Est-ce une contrainte ? Une limitation ? Bien au contraire. Il s’agit de considérer qu’on participe à un processus qui s’inscrit dans la vérité et qui nous prévient de l’erreur. Car lire la Bible et se proclamer chrétien c’est un peu plus que de commander une Bible sur Amazon et de dire qu’on l’a lu et comprise. Lire la Bible, c’est lire avec les Pères, essayer de comprendre pourquoi ils disent telle ou telle chose, pourquoi ils ne sont pas d’accord entre eux. Plus qu’une contrainte, voyons ici un garde-fou. On peut lire un texte en lui faisant dire n’importe quoi. C’est vrai de n’importe quel texte, et d’autant plus de la Bible, qui utilise tant de récits, de symboles, de métaphores. Il faut donc considérer ainsi la façon orthodoxe de lire : nous lisons avec les Pères afin de nous assurer que nous ne sommes pas en train de faire dire au texte ce que nous sommes, mais bien de faire dire au texte ce qu’il a à nous dire. Le danger de la lecture protestante, est qu’elle peut taper juste autant que taper à côté. Le danger de la lecture romaine, est qu’elle est conditionnée à la vision du Pape de l’époque où cette lecture fut produite. Il faut donc considérer qu’elle est de moins en moins orthodoxe avec le temps, même s’il y a d’excellentes choses chez les catholiques. Un orthodoxe qui n’aurait pas d’ouvrages signés de catholiques dans sa bibliothèque chrétienne serait bien naïf et imprudent. Enfin, les ouvrages les plus orthodoxes, et les plus indispensables sont bien évidemment les Pères de l’Église, et une façon orthodoxe de lire est de considérer qu’il est impensable de s’approcher directement du texte, en étant seul, mais qu’il faut toujours passer par le commentaire d’un Père.