le problème de la philosophie de l’économie

L’économisme moderne

les prémisses scientifiques

On ne saurait nullement reprocher à l’économie politique de partir de prémisses philosophiques, en les recevant en qualité de vérités apodictiques. Tout savoir est partiel et discontinu. Aussi ne le construit-on jamais sans des présupposés de caractère axiomatique. La science s’y rattache comme à une ancre qu’elle jette dans l’océan de la connaissance discursive, dans l’infini de ses problèmes et objets éventuels. Aucune recherche spécialisée n’est conduite ab ovo, elle part, pour ainsi dire, du milieu. Aussi supporte-t-elle pour la possibilité même de son existence toute une série de telles prémisses conventionnelles ou absolues, d’ordre axiomatique. En d’autres termes, une recherche est toujours dogmatiquement prédéterminée. Tel est en général le dogmatisme inévitable de notre pensée scientifique. Aucune « critique » ne peut nous en libérer, encore qu’on l’oublie trop souvent quand on présente les résultats de ce savoir dogmatiquement conditionné comme une connaissance certaine, comme une vérité absolue. On ne peut considérer comme « critique » que la recherche scientifique dont le point de départ dogmatique n’est pas ignoré, afin d’en tenir compte quand on apprécie le poids spécifique ou la valeur théorique des assertions.

C’est pourquoi la science de l’économie, ou l’économie politique, est elle aussi une discipline dogmatiquement déterminée de la connaissance humaine. Elle l’est dans sa partie empirique (où l’on en a davantage conscience, par exemple quant au lien entre l’économie politique et la technologie), et elle l’est aussi pour ce qui est de ses prémisses philosophiques générales. Une philosophie de l’économie, quelle qu’elle soit, établissant des présupposés d’économie politique, n’est pas du tout le produit de sa propre réflexion, ni le résultat d’une recherche scientifique, comme on le pense parfois : elle est introduite a priori dans la science, quitte à orienter d’avance tel caractère de ses conclusions.

Le matérialisme économique (tel, en statistique, le « quétlétisme » radical) a eu le courage de faire de ces prémisses un système philosophique autonome. Par là même, il a en quelque sorte livré le secret de l’économie politique, laquelle a mis à profit ses thèses, mais en silence, subrepticement, en les tenant candidement pour le fruit du travail scientifique auquel il se serait adonné. Cependant, ayant dégagé et dogmatisé ce que la pratique scientifique simplement supposait, on en a fait un problème en soi. Ce qui n’a pas manqué en fin de compte d’éveiller le criticisme dans ce domaine aussi.


Commentaire/Analyse

un préalable pour avancer dans la théologie du Père Serge : avoir un dictionnaire à côté de soi (ou bien être un lecteur assidu de ce blog qui fait le travail pour vous ?). Qu’est-ce qu’une vérité apodictique ? il s’agit d’une vérité qui ne se démontre pas. Elle est du registre axiomatique. C’est une notion qui vient des concepts de la logique aristotélicienne. Dans le même ordre d’idée, ab ovo : locution latine signifiant “depuis l’oeuf”, qui signifie donc “depuis le début”. Autre inconnue pour le lecteur non avisé (dont je faisais partie) : qu’est donc le quétlétisme dans le domaine statistique ? j’avoue mon impuissance à trouver une réponse, même avec Google, mon partenaire de recherche, je n’ai rien trouvé. Mais comme c’est un exemple d’appui dans une parenthèse, la connaissance n’est pas centrale. Disons que c’est probablement une théorie statistique particulière…

Passons à l’analyse proprement dite. Que dit le Père Serge ici ? Ce que j’énonçais déjà à propos de Spinoza dans mon étude sur son court traité, à savoir que toute réflexion se base toujours sur des axiomes présupposés. Il n’y a rien d’étonnant à cela. La théologie a nommé ceci dogme, et c’est la médiocrité des modernes de considérer ces dogmes comme des limitations de la pensée et de considérer les axiomes de toute science (qu’elle soit humaine ou dure) comme des bases de réflexions indispensables. Les dogmes de l’Eglise sont les socles de toute la réflexion théologique. Nous les avons reçus de l’enseignement de l’Eglise, enseignée par le Christ au travers du collège apostolique.

Ainsi, le Père Serge place ses pions avec finesse. L’économie, qui peut difficilement se targuer du titre de science (ce qui est probablement vrai pour tout ce que nous appelons aujourd’hui abusivement science humaine), et est comme tout système de pensée, basée sur un socle d’axiomes et de présupposés. Il suffira donc de les mettre à nu pour savoir ce qu’est l’économisme « en vérité ». L’économie aujourd’hui, et je ne saurais dire si c’était la même chose du temps du Père Serge, produit un discours par rapport à la notion de réalité et de fatalité. Les choses sont ainsi et nul n’y peut rien. Si l’on y songe un instant, il n’y a rien de plus insultant pour notre intelligence que de considérer les phénomènes économiques comme des phénomènes naturels. Une crise financière n’est pas comparable à une tornade. Lorsque se produit un désastre financier et économique comme en 1929 ou en 2008, nous n’avons pas en face de nous un phénomène soudain, imprévisible, que nul ne pouvait prévoir ni empêcher. Il s’agit plutôt de quelque chose à minima de permis, et au plus de voulu.

Prenons le concept de crise. La crise qu’a connue le Père Serge, et je parle ici de celle de 1929, ne s’est finalement résorbée que dans la seconde guerre mondiale. Pour ce qui est de notre monde, nous sommes dans un état de crise permanente depuis au minimum 1973 et de façon accentuée depuis 2008. Or, nous savons par l’évangile qui met abondamment en avant le concept de crise, via le crisis qui coûta sa vie au Christ, que la crise est un moment soudain, très court, d’émergence radicale de la vérité. Krisis en grec est même lié à la notion de jugement. Prenez Jn 5:30 : “Je ne puis rien faire de moi-même: selon que j’entends, je juge; et mon jugement est juste, parce que je ne cherche pas ma volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé” (ου δυναμαι εγω ποιειν απ εμαυτου ουδεν καθως ακουω κρινω και η κρισις η εμη δικαια εστιν οτι ου ζητω το θελημα το εμον αλλα το θελημα του πεμψαντος με). La crise permet de juger avant le retour « à la normale ». Mais ici, la crise économique n’est pas un instant de vérité radicale. Ou plutôt si, si l’on accepte avec le Père Serge, de dire que toute science a ses axiomes et que nous devons les mettre à nu. Notre crise économique, ou ce que nous nommons comme tel, de par sa durée, n’est pas une crise. C’est un système.