Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 2, comm 2) : l’autonomie de Hegel ou l’orgueil luciférien du philosophe.
le problème de la philosophie de l’économie
La philosophie et la vie
Il est vrai que l’oreille de nos contemporains s’est habituée à entendre des combinaisons de mots comme « philosophie de la culture », « de l’art », « du droit « (et même « philosophie de l’argent » lancée par Zimmel, l’impressionniste sceptique), mais on est loin de les utiliser toujours avec la conscience philosophique et la « critique vérifiable » qui seraient nécessaires, et de toute façon il reste encore à les interpréter d’un point de vue philosophique. Il est non moins vrai, d’autre part, que les plus grands représentants de la philosophie indépendante et absolue, tels Fichte, Hegel, ont élaboré une philosophie du droit, de la culture, de l’histoire ; mais ce n’était chez eux que des chapitres et des applications particulières sans statut autonome au sein d’un système général. Bâtir un système philosophique, comme celui de l’économie ou, d’ailleurs, de quoi indépendamment de celle-ci, aurait représenté pour eux un abaissement et une trahison de la philosophie. Le dogme de l’autonomie de la philosophie, au sens de sa suffisance par soi et sa clôture sur soi, et, à cet égard, de son caractère absolu, tel était, dans son orgueil luciférien, le système grandiose de Hegel, tel aussi le premier système de Fichte (De la Science, 1794).
Quant à nous, nous nions cette indépendance suffisante de la soi-disant philosophie de l’esprit, qui produirait d’elle-même le néant pur aussi bien que le tout pur, en se rendant ainsi égale au Créateur qui a formé le monde ex nihilo. On fait toujours de la philosophie à propos de quelque chose que l’on pose devant soi comme une donnée immédiate qui n’a pas à être préalablement établie. Ou encore, pour employer une expression courante, disons que la philosophie est toujours orientée par quelque chose, qui est donné en dehors d’elle et qui est déjà « trouvé ».
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Commentaire/Analyse
Il convient ici d’expliquer en quoi le système de Hegel participe d’un orgueil luciférien. Il ne faudrait pas voir ici une attaque de l’Eglise contre la philosophie, mais bien une réflexion théologique concernant l’autonomie de la pensée humaine. Je n’ai bien évidemment pas pu parler avec le Père Serge, puisqu’il est mort quelques trente années avant ma naissance, mais il me semble que comme moi, il admire Hegel. Car l’on peut admirer quelqu’un avec qui l’on n’est pas d’accord. Ce qui est admirable chez les grands penseurs, c’est la puissance conceptuelle qui se dégage de leur personne. On peut juste regretter le gâchis que représente une telle puissance mise au service de quelque chose de non orthodoxe. Mais comme Dieu parle à Abimelekh dans un songe, de même Dieu peut vouloir faire passer, ou façonner une pensée, un courant au travers de quelque chose qui n’émane pas de l’Eglise Orthodoxe dans sa dimension institutionnelle. Nous aurons suffisamment médités les textes qui renvoient à l’humilité et la kénose divine pour comprendre que tout ne viendra pas de nos Saints, de nos évêques, de nos prêtres. Lorsque les autorités sacerdotales catholiques romaines ont jugé Jeanne d’Arc, l’une des questions fut (je reformule) : pourquoi Dieu a-t-il choisi de s’adresser à une simple bergère, plutôt qu’à un homme d’Eglise instruit et mieux à même de comprendre la céleste communication ? J’ai choisi cet exemple qui montrait la bêtise crasse de celui qui posa la question ainsi. Tout le biblique montre que Dieu ne cesse de prendre le contrepied de tout ce qui est attendu. Dieu reste imprévisible. La seule chose dont nous pouvons être sûr dans Ses communications, c’est qu’il y aura une part de surprise. Ainsi, est-ce si impensable de considérer que certaines choses divines passent par des voies qui ne sont pas dans l’Eglise ? Cela ne veut pas dire que Dieu ne parle plus aux grands starets. Cela signifie que nous pouvons considérer que Dieu parle aussi, parfois, à ceux qui ne sont pas de grands starets.
Quel est le rapport avec l’orgueil luciférien de Hegel ? Et est-il juste de qualifier ainsi un homme qui chercha à penser en système ? Il faudra en fait définir ce qu’est l’orgueil luciférien. Le Père Serge n’est pas en train de dire qu’Hegel était un homme mauvais. L’orgueil luciférien est la racine de tout ce qui se veut autonome vis-à-vis de Dieu. Tous ceux qui croient pouvoir vivre sans Sa vie divine infinie et éternelle. Cela se manifeste toujours par un sentiment de liberté. Je suis autonome. Je suis libre. Je me suffis à moi-même. C’est la triple illusion de celui qui se coupe de Dieu. C’est là où le Diable est terriblement intelligent et cruel à la fois. Car cette liberté, réelle et indubitable se paie un prix faramineux : la mort. La pensée autonome, en soi, est une illusion. Tout ce qui est pensé à une source.
L’orgueil luciférien est donc la chose suivante : imaginer que l’on puisse penser de façon autonome. Cette problématique n’est pas uniquement théologique. Sans être abordée sous l’angle de l’orgueil luciférien, la philosophie l’a gardée en la renommant « problématique du sujet » et la sociologie l’a aussi identifiée comme la problématique de la subjectivité personnelle. Etant celui qui produit une pensée, quelle est la part d’autonomie dans ma pensée ? Par exemple le sociologue qui étudie la bourgeoisie et étant lui-même bourgeois aura inévitablement une difficulté à produire une pensée totalement autonome de son parcours. Le philosophe qui manie un concept aura, qu’il en soi conscient ou pas, une difficulté à manipuler ce concept de façon totalement pure à cause de son parcours, de ses préférences, de ses choix, de ses peurs, de ses croyances, etc.
Inversons maintenant la problématique au niveau ecclésial, et c’est d’ailleurs une grande partie de l’objet de ce blog. Sachant que Hegel et tous ceux qui ont voulu penser de façon absolument autonome commette l’immémorial péché d’orgueil luciférien, devons-nous rejeter cette pensée ? Une telle attitude me semble être celle des scribes de l’évangile qui refusaient la compagnie des prostituées et des pécheurs. Si nous sommes solides dans notre foi, nous n’avons pas à craindre une hypothétique « contamination » venant de l’extérieur. L’on ne devient pas nazi en lisant mein kampf. Et d’ailleurs, est-ce que je peux me contenter de la pensée qui vient de l’Eglise uniquement et rejeter toute la pensée profane ? Celui qui fait cela est un idiot. Je dois accueillir toute pensée à la lumière de la pensée de l’Eglise. L’Orthodoxie me sert à appréhender le monde. Nous devons nous frotter à Hegel. Nous devons nous frotter aux génies du monde profane. Nous devons faire le tri entre ce qui est utile ou pas, et baptiser ce qui peut l’être. Il y a parfois des joyaux dans le monde profane. Ils viennent indubitablement de Dieu, source de tout. Et pour le reste, nous devons le caractériser par le prisme de la théologie. C’est pour cela que le Père Serge appelle le travail d’Hegel, le produit d’un orgueil luciférien. Il a raison. Cela n’empêche pas Hegel d’être un génie d’une rare hauteur.