Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 2, comm 3) : penser en dehors de la vie.
le problème de la philosophie de l’économie
La philosophie et la vie
Cela préjuge d’une question plus générale et fondamentale : celle de la relation de la philosophie à la vie. Elle ne disparaît naturellement jamais du champ de la conscience philosophique, mais elle acquiert une acuité particulière aux époques d’un intellectualisme maladif et partial, par exemple dans l’idéalisme absolu d’après Kant ou, récemment, dans le rationalisme néo-kantien[2]. La vie est première par rapport à toute spéculation portant sur elle-même ou sa propre réflexion, et plus immédiate que celles-ci. Elle n’est pas définissable de bout en bout, quoique l’on ne cesse pas de la définir. C’est elle qui donne un contenu à nos jugements, mais ceux-ci ne l’épuisent point. Elle remplit tous les méandres de notre existence et, en particulier, ceux de notre pensée. La vie est matrice, source inépuisable, profondeur insondable. Elle est tout, en même temps qu’elle n’est rien, car il est impossible de la faire équivaloir à un quod quelconque qui rende entièrement compte de son contenu. Elle est hors du temps et de l’espace : tout en se manifestant par des phénomènes temporels et spatiaux, ceux-ci ne l’épuisent pas ; c’est elle qui les fonde. Ce n’est pas la vie qui existe dans l’espace et le temps : spatialité et temporalité sont des formes de manifestation de la vie. On ne peut la ramener à quelque chose de plus simple, bien qu’elle-même découle de la Source de la vie, Dieu des vivants, non des morts. Elle est le principe premier, limite et appui de la conscience philosophique. On ne peut la déduire d’aucune cause. A cet égard elle est miraculeuse, elle est liberté, elle règne au-dessus de la nécessité.
Par rapport à la vie, tous les aspects de l’être ne sont que des définitions particulières : volonté, raison, instinct, conscience, subconscient… l’Être même, la copule est avec le prédicat d’existence, n’a un sens qu’en relation avec l’ontique, avec la vie qui pose comme définitions ses différents devenir ou états. Il n’existe pas d’être in abstracto, il n’y a que l’être concret, pour soi, une vie qui se détermine. Et cette source merveilleuse de la vie se fractionne en consciences individuelles, mais en conservant toujours son identité et sa nature unique. La vie est le mystère de l’être mondial. On ne le saisit pas par la raison, on ne fait que l’éprouver. Elle est la lumière originelle où naissent conscience et distinction.
C’est dans cet océan illimité que, nous l’avons dit, la philosophie jette une ancre, en y cherchant le point sur lequel seul, en guise de levier d’Archimède, puisse s’appuyer son système pour soupeser l’univers. Elle a nécessairement besoin d’un tel appui en dehors d’elle-même, d’un donné immédiat tel qu’il soit inaliénable de la pensée, faute de rendre celle-ci impossible. Il n’est pas donné à l’homme de créer de rien, ni en matière de philosophie ni dans aucun autre domaine. Où et comment l’ancre est jetée, qu’est-ce qui « frappe » (thaumazei) le plus le penseur, quel point oriente sa philosophie : c’est cela qui prédétermine dans une grande mesure le contenu de cette dernière. On aurait pu écrire l’histoire des systèmes philosophiques d’après celle de leur orientation.
[2] cette question est posée d’une façon particulièrement vigoureuse par le criticisme de Rickert et aussi chez Lask (v. son Fichte’s Idealismus und die Geschichte, Tübingen und Leipzig, 1907 et surtout Die logik der Philosophie une die Kategorienlehre, Tübingen, 1911).
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Commentaire/Analyse
Quelques précisions avant d’accompagner le Père Serge dans son raisonnement. Le mot « quod » est un terme latin qui signifie « quoi » ou « parce que ». Ainsi la phrase du Père Serge se comprend ainsi « car il est impossible de la faire équivaloir à une chose quelconque qui rende entièrement compte de son contenu ». La phrase qui suit est également complexe, et pourtant il nous faut en cerner les difficultés de vocabulaire car elle recèle le pourquoi du non-sens de la démarche d’Hegel et de tous les philosophes systématiques. « l’Être même, la copule est avec le prédicat d’existence, n’a un sens qu’en relation avec l’ontique, avec la vie qui pose comme définitions ses différents devenir ou états. Il n’existe pas d’être in abstracto, il n’y a que l’être concret, pour soi, une vie qui se détermine. ». La « copule », terme grammatical qui signifie l’union de deux entités. L’ontique est un mot dérivé du grec qui signifie « ce qui est en relation au monde». In abstracto se comprend plus facilement. Cela signifie « de façon abstraite ». Une fois connu ce vocabulaire il est possible de paraphraser ainsi le propos du Père Serge ainsi : « l’Être même, l’union de deux entités est avec le prédicat d’existence, n’a un sens qu’en relation avec ce qui est au monde, avec la vie qui pose comme définitions ses différents devenir ou états. Il n’existe pas d’être dans l’abstraction. Il n’y a que l’être concret, pour soi, une vie qui se détermine ».
Le point central pour saisir le raisonnement du Père Serge est le suivant : tout procède de la vie. La vie est un donné primordial dont tout découle. Ce donné primordial conditionne et modèle tout. C’est pourquoi la pensée autonome est illusoire. On ne pense pas dans l’absolu. On vit et cela permet de penser. La pensée n’est donc au minimum pas autonome vis-à-vis de la vie. C’est ce qui rend toute affirmation de pensée autonome totalement vaine. La pensée devrait avoir comme fondation sa non autonomie, sa limitation, sa subjectivité. Toute pensée qui ne saisit pas ce contexte minimum se trompe. Cela n’empêche pas certaines pensées se croyant autonomes de promouvoir des concepts très intéressants ou très utiles.
Le Père Serge développe une vision de la vie qui est saisissante et plutôt inattendue : «Elle est hors du temps et de l’espace : tout en se manifestant par des phénomènes temporels et spatiaux, ceux-ci ne l’épuisent pas ; c’est elle qui les fonde. Ce n’est pas la vie qui existe dans l’espace et le temps : spatialité et temporalité sont des formes de manifestation de la vie.». Retournons au récit de la Genèse. Il fonde la compréhension de la centralité de l’homme dans le but de la création. La tradition patristique affirme avec force et avec raison, que le but de la création est l’homme. Tout est fait dans cette optique. Cela induit dans un monde déchu une sensation de toute puissance. Cela induit dans un monde transfiguré une relation de responsabilité entre l’homme et le monde. Le Père Serge remonte un cran au-dessus. La vie n’apparait pas au troisième jour avec l’apparition des plantes mais est bel et bien là dès le départ. La lumière (c’est moi qui l’ajoute) et l’espace et le temps (le Père Serge ne parle que de ces deux-là) en sont les premières manifestations. Il protège son propos en disant cela. Il empêche que quelqu’un remonte en théorie aux deux premiers jours et postule qu’il réfléchit dans un univers sans vie, ou seules règnent les dures et froides lois de la physique. Ceci est déjà la vie. Lorsque les galaxies se forment après l’explosion initiale (je me place ici dans une configuration qui valide la théorie du big-bang), c’est déjà de la vie. Dans un stade plus « bas », moins « évolué », mais c’est déjà de la vie. Le Père Serge nous appelle à poser un regard merveilleux sur le monde : tout est vivant. Tout est vie. Les roches, le ciel, le temps qui passe. Tout ceci manifeste le don miraculeux de la vie. Pas uniquement des organismes qui sont du domaine de la biologie académique. Pour le Père Serge, la biologie englobe la physique et la chimie. On pourra rétorquer que nous sommes dans le domaine de la poésie ici, et que nous sortons de la théologie. Les poètes sont parfois plus proches que les philosophes de la vérité, mais ici le Père Serge reste dans la théologie. Cela rejoint une donnée qui n’est visible que dans le texte hébreu de la Genèse.
Lors du troisième jour, Elohim demande à la nature de créer des arbres. On notera avec intérêt qu’Il ne créé pas Lui-même les arbres, mais qu’il demande à la terre de le faire, terre qui en a donc les capacités. Il
demande quelque chose de très précis :
וַיֹּ֣אמֶר אֱלֹהִ֗ים תַּֽדְשֵׁ֤א הָאָ֙רֶץ֙ דֶּ֔שֶׁא עֵ֚שֶׂב מַזְרִ֣יעַ זֶ֔רַע עֵ֣ץ פְּרִ֞י עֹ֤שֶׂה פְּרִי֙ לְמִינ֔וֹ אֲשֶׁ֥ר זַרְעוֹ־ב֖וֹ עַל־הָאָ֑רֶץ וַֽיְהִי־כֵֽן
(Gn 1:11)
des arbres fruits qui font des fruits. La plupart des traductions rapportent ceci par des arbres fruitiers, mais l’hébreu a gardé la subtilité. Il ne s’agit pas d’arbres
fruitiers mais bien d’arbres fruits. Et la terre répond à cet ordre en produisant
וַתּוֹצֵ֨א הָאָ֜רֶץ דֶּ֠שֶׁא עֵ֣שֶׂב מַזְרִ֤יעַ זֶ֙רַע֙ לְמִינֵ֔הוּ וְעֵ֧ץ עֹֽשֶׂה־פְּרִ֛י אֲשֶׁ֥ר זַרְעוֹ־ב֖וֹ לְמִינֵ֑הוּ וַיַּ֥רְא אֱלֹהִ֖ים כִּי־טֽוֹב
(Gn 1:12)
des arbres qui font des fruits. Une partie de la demande n’a pas été honorée. Il y a donc eu, pour certains grands commentateurs de la tradition rabbinique, une rébellion de
la terre qui n’a pas fait ce que Elohim avait demandé, mais a produit des arbres selon ses vues propres. Quelle conclusion en ont tiré les rabbins ? Celle de l’autonomie de la terre. La terre a une forme de conscience qui a jugé bon de ne pas obéir à Dieu. Cela nous permet de conclure que la vie qui sous-tend la création divine a déjà sa propre autonomie. Il y a une vie et une conscience avant les plantes. Tout est vivant, et comme l’homme, cette vie a son autonomie. Elle n’est pas aussi grande que la nôtre, mais elle est là, observable. Le monde déchu témoigne de la nôtre. On se pose souvent la question devant cette conclusion rabbinique : qu’est-ce qu’un arbre fruit ? Nous ne connaissons, et pour cause, que les arbres fruitiers. Les rabbins disent qu’en théorie, il s’agit d’un arbre qu’on peut intégralement manger. La rébellion a donc ici quelque chose à voir avec l’égoïsme, le don mesquin. La terre n’a pas voulu donner en quantité. Dieu avait demandé un festin et la terre a produit une petite collation.
Conclusion : tout l’univers est vivant. Cette vie est la racine de tout. Toute pensée ne procède que de cette grande vie à profusion. Penser le contraire c’est déjà partir sur des bases fausses. On ne peut penser la vie qu’à partir de la vie. On ne peut penser qu’à partir. Le Père Serge rappelle les prétentions philosophiques à la raison…