le problème de la philosophie de l’économie

La philosophie et la vie

la logique et l’alogique

La vie est le sein maternel où naissent toutes ses manifestations : aussi bien la conscience nocturne, endormie, pleine de possibilités et de songes infinis, que celle de la veille et du discernement, qui enfante la philosophie comme la science ; Apollon aussi bien que Dionysos. Il importe au plus haut point de ne pas perdre de vue que la pensée naît de la vie et qu’en ce sens, la réflexion philosophique est celle que la vie s’applique à elle-même. En d’autres termes, le principe logique, le logos de la vie, se dégage de l’ensemble concret intégral et irréductible. Le principe impénétrable à la raison, étranger, transcendant à la pensée, alogique, s’unit sans division ni confusion au principe logique.

En tant que la réunion concrète du logique et de l’alogique, la vie reste certes surlogique. Il est impossible de la cerner par une définition logique, car celle-ci ne concerne que ses frontières et ses schèmes, et non pas son tissu organique. Elle n’en devient pas pour autant illogique ni logiquement indifférente. Elle enfante la pensée, elle pense, elle a une conscience, elle réfléchit sur elle-même. Le principe logique a un cadre dont il ne peut s’évader, mais à l’intérieur duquel il règne sans partage. L’alogique est irréductible au logique, il lui reste impénétrable et, en même temps, il est lié par la logique. Ils sont conjugués et corrélatifs. C’est ainsi que la lumière suppose des ténèbres qu’elle surmonte constamment (« et la lumière luit dans les ténèbres », Jn I :5), la joie suppose une tristesse continuellement vaincue (Schelling). La chaleur de l’amour naît du feu atténué qui a perdu son ardeur torturante (Boehme).

Seule une telle vision permet de comprendre le fait que l’être soit pensable et connaissable, et d’expliquer la possibilité de la philosophie, de la science, voire du bon sens, en général de toute pensée discursive qui s’élève au-dessus de l’instinct et de ses automatismes. La pensée naît de la vie et dans la vie. Elle en est l’hypostase nécessaire. Aussi ne lui est-elle pas extérieure, transcendante ; elle lui est immanente (non pas toutefois au sens de l’immanentisme moderne qui fait équivaloir l’être à la conscience logique, qui met un signe d’égalité entre le logique et l’existant, et qui nie par conséquent la racine alogique de l’être).





Commentaire/Analyse

La philosophie serait Apollon et la science serait Dionysos. Cette évocation sonne terriblement nietzschéenne. Le Père Serge plaçant la vie en racine de chaque chose, la pensée nait de cette vie, et la philosophie devient l’analyse de la vie sur la vie, via la pensée. La pensée, si on peut l’incarner quelques instants, n’a pas le choix que de partir de ce donné qui lui échappe : elle nait de la vie. Elle est créature. Le Père Serge reformule donc la folie que représente, de façon purement conceptuelle, une autonomie de la pensée. La prétention de croire à une pensée autonome serait donc équivalente à une personne niant son ascendance, et sa filiation parentale. Chacun, qu’il le veuille ou non, est le produit d’un père et d’une mère, et il y a tout un ensemble de choses à propos desquelles il n’aura pas d’autonomie. La pensée n’échappe pas à cela. La philosophie non plus, par conséquence.

Le Père Serge utilise ensuite un terme théologiquement très puissant : le logos. Si vous avez un dictionnaire de grec, faites l’expérience suivante : regardez le nombre de traductions possibles du mot logos. Les possibilités sont innombrables. Tous les mots qui finissent en « logie » font état d’une des possibilités de traductions : le logos est ce que l’on peut dire sur quelque chose. La biologie est le logos du bios : que peut-on dire sur la vie, le vivant ? La théologie, est le même exercice sur Dieu. Que peut-on dire sur Dieu ? Mais cela n’a pas à voir avec le logos de l’Evangile de Jean, dans le célèbre premier verset du prologue qui ouvre l’Evangile : εν αρχη ην ο λογος και ο λογος ην προς τον θεον και θεος ην ο λογος (Au commencement était le Logos, et le Logos était auprès de Dieu, et le Logos était Dieu). Malgré cette multiplicité de significations, la confusion a été entretenue entre le logos johannique et le logos héraclitéen. En effet, Héraclite, un philosophe de l’époque présocratique utilise également ce terme dans un de ses fragments. Les tenants de la philosophie grecque ont tôt fait de faire des Evangiles une variante de la sagesse grecque, et du christianisme le digne héritier de la philosophie grecque.

Tragique erreur. Cette erreur a conforté tous ceux qui ont apporté des déformations gnostiques dans le Christianisme, bien qu’Héraclite ne fut pas gnostique. Mais le but était surtout de poser une filiation grecque dans ce qui fut intégralement Juif. Pour la place particulière du monde grec, je renvois sans plus de commentaires vers mes précédents posts sur le sujet. Mais si la prudence théologique nous recommande de ne pas prendre au sérieux tout ce qui pourrait être gnostique, il est bon de rappeler que dans ce texte, le Père Serge utilise le terme logos, pour penser le “logos de la vie”. Il appelle ceci le principe logique et cela va donc bien au delà de ce que nous appelons la logique, qui serait, pour résumer grossièrement, la science du raisonnement. On voit que le Père Serge pose ici un raisonnement christologique sur le logique et l’alogique de la vie. Les deux sont unis sans division et sans confusion, c’est à dire,n ce que ne cesse d’enseigner l’Eglise sur le Christ et ses deux natures : les deux natures sont unies sans division et sans confusion. Que veut nosu dire le Père Serge ici ? Que le Christ n’est pas une “anomalie”, une “bizarrerie” conceptuelle. Son mode d’être est la base de la vie. Une partie logique, immanente, et une partie alogique transcendante.

Que déduire de ceci ? il y a une donnée de la vie qui nous échappe, irréductiblement. C’est cela qui appelle à l’apophase. La conclusion “logique” (au sens commun du terme) que peut produire la pensée c’est le constat de sa propre limitation et le caractère inéluctable que représente l’impossibilité d’une pensée systématique qui veuille embrasser tout le vivant. Il est intéressant donc de voir l’allusion nietzschéenne du Père Serge : Nietzsche en est devenu fou. Mieux vaut tomber en prières que de penser contre Dieu. Le Père Serge ne semble pas croire que l’on puisse penser en dehors du logique. C’est parce qu’il intègre la notion de révélation. Jusqu’où l’esprit humain pourra s’élever, cela ne remplacera jamais ce qui se joue à partir d’une révélation. C’est à partir de la révélation que peut se propager une authentique pensée hypostasiée dans le vivant.