Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 2, comm 7) : la pensée.
le problème de la philosophie de l’économie
la pensée
ainsi disions-nous, la vie est une unité concrète et indivisible du logique et de l'alogique. Cela seul rend compréhensible le fait de la connaissance, tant en philosophie qu'en science. Cette vivante synthèse nous apparaît jusque dans notre conscience elle-même. La vie n'est pas antilogique, elle n'ignore pas le logos. Celui-ci est la liaison des choses, laquelle a nécessairement un sens transsubjectif (9) ou objectif. Tel est l'axiome que la pensée suppose constamment et qui est la base de notre conscience logique. En même temps, la pensée est immanquablement reliée avec le principe alogique, elle en est le reflet permanent (comme le moi, dans le système de Fichte, suppose pour se manifester, d'incessantes poussées du non-moi). Son substratum est situé en dehors d'elle. Autrement dit, la vie n'est pas entièrement couverte par la pensée et l'exercice de l'entendement n'est pas encore l'être, bien que tout ce qui existe puisse être pensé. Le caractère pensable de tout ce qui est, en même temps qu'hétérogène à la pensée, son côté alogique, définit la relation générale entre la pensée (tant scientifique que philosophique) et son objet. Toute la réalité vivante est idéale et réelle dans toute ses ramifications, elle est ensemble alogique et logique. Par elle-même, cette synthèse représente quelque chose de surlogique, de non pensable jusqu'au bout, contre quoi la pensée logique butte en y trouvant sa limite. Et cette synthèse mystérieuse et vivante des deux principes hétérogènes mais nullement contradictoires s'opère en tout acte de la pensée.
La pensée logique, abstraite à partir de l'unité concrète du logique et de l'alogique, est fondée sur la possibilité de réfléchir, de reproduire la réalité sous la forme d'une suite idéale ou, plus exactement, de plusieurs suites idéales de notions, de symboles ou de schèmes, relatifs à des unités existantes. Une telle construction de séries idéales de la réalité, obtenue par abstraction du principe logique et par une symbolisation notionnelle de la réalité concrète et surlogique, celle « algèbre de la pensée » (Couturat) ne sort pas par elle-même du cadre de la vie ; elle représente donc aussi un acte existentiel. Aucune espèce de « désinfection » gnoséologique n'est capable d'en supprimer l'odeur de la vie, le goût d'un « psychologisme » (en général il est impossible d'obtenir de la « pureté » qui séduit tant les philosophes modernes de la connaissance, de supprimer tout « psychologisme », c'est à dire de s'aliéner de la vie, qui est surlogique et qu'aucun raisonnement ne peut épuiser. Un tel désir est lui-même le produit d'un intellectualisme maladif qui met un signe d'égalité entre la pensée et l'être).
Toutefois, par rapport à l'idéal-réel, son reflet uniquement logique représente comme une séparation chimique du seul principe logique. Quand on n'examine la vie qu'en fonction de ce dernier et selon ses coordonnées abstraites, elle semble bien être entièrement couverte par le raisonnement. Sous cet angle réduit et conventionnel, la pensée est effectivement équivalente à l'être. A ôté du monde concret, l'on crée un monde abstrait, entièrement transparent à la logique. On élève une construction claire sur un fondement obscur et impénétrable. Une telle prise de conscience de soi par le logos, comme principe de l'être manifeste cependant sa puissance et sa clarté idéales.
La réalité idéale construite par la pensée logique est logique et rationnelle de bout en bout. Il ne doit y avoir en elle aucun coin ni recoin sombre, elle est entièrement accessible à la critique dont elle est totalement « justiciable ». Tout en elle est lié d'une façon continue (la Continuität, Cohen y insiste, est la règle principale de la pensée), il ne faut pas qu'il y ait de hiatus ni des sauts. Telle est la nature de la pensée, ce que l'on montre à partir d'un examen de son activité selon sa représentation idéale, grâce à la science de la logique et à l'analyse de la connaissance, à la gnoséologie. La pensée obéit à ses propres lois dans son développement, dans sa dialectique, pour ses tâches et ses problèmes. Elle est soudée par un système de catégories nécessairement reliées entre elles. A cet égard, même le pancatégorialisme a raison (sa monstrueuse fausseté ne commence à se manifester qu'au moment où il attribue à ses assertions gnoséologiques une valeur ontologique et quand il se met à les interpréter au sens d'une métaphysique intellectualiste).
Il ne faut cependant jamais oublier que la pensée, fondée sur une abstraction de la vie, est le produit d'une activité réfléchissante de la raison : la vie se réfléchit elle-même. La pensée opère à l'aide de jugements et de concepts qui représentent comme des caillots , des résidus cristallisés, que l'on substitue ensuite à la vie intégrale, surlogique. Ce sont ces symboles, et symboles de symboles, notions et catégories, qui forment les piliers sur lesquels reposent les ponts ajourés de la pensée philosophique et scientifique, et auxquels se raccroche le fata-morgana idéaliste. On ne peut pourtant pas considérer qu'ils tiennent en l'air, leur base s'enfonce dans le sol. Les concepts restent quand même des symboles ou des schèmes de la réalité vivante. Ils sont donnés par celle-ci, tandis qu'eux-mêmes proposent des problèmes à la pensée. On s'est par trop habitués dans l'intellectualisme à jouer avec la notion de proposition, souvent substituée à celle de donné. Or seul ce qui est préalablement ou simultanément donné propose quelque chose et l'on ne saurait seulement proposer sans rien donner, telle une équation insoluble qui ne comprendrait que des inconnues.
[9] : le terme est de Johannes Vokelt
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Commentaire/Analyse
La pensée, avec le langage est en soi un mystère, que l’homme justement appréhende avec sa propre pensée. Il pense qu’il se demande comment il pense. Il pense qu’il ne comprend pas tout totalement, au moyen de sa pensée. Il pense, que le phénomène du langage ressemble à s’y méprendre à la problématique de l’œuf et de la poule, et qu’il est mystérieusement relié à la pensée. Disons nous un mot dans une langue telle que français ou hébreu parce que en dessous, il y a une sorte de substrat primordial qui permet déjà, comme un donné, de le penser ? Un savant anglais avait fait cette expérience cruelle, qui se voulait apologétique du christianisme, et qui ne fut que le reflet de sa bêtise et de sa malhonnêteté : pour découvrir cette langue en dessous, il avait pris un enfant, et l’avait privé de toute communication, pour attendre de voir de quelle façon, il pourrait spontanément communiquer. Et cet enfant l’aurait fait en hébreu. Ceci est relié à cette idée qu’Adam et Eve, dans le jardin parlaient hébreu. Il est connu cliniquement, que les enfants placés dans cette situation terrible ne communiquent pas, et qu’ils ont des grognements comme langage. Mais ils pensent. Et ceci est fascinant. Si le langage se communique, d’où vient le premier ? qu’est-ce qui fait qu’un mot est signifiant ? Dans le film matrix, un personnage, sorti de la matrice se demande comment la matrice connait le goût du poulet. Bonne question. Le Père Serge ici nous invite à nous demander comment les français se sont « entendus » pour considérer que le mot « poulet » pointait sur la réalité du poulet, et les anglais de même sur « chicken ».
L’enfant privé de communication va penser le poulet, mais sans pouvoir lui associer un mot. Il va le penser comme un objet en le voyant. Ce qui fascine avec la pensée, c’est qu’elle s’habille immédiatement dans le langage, car une fois le langage acquis, la pensée va penser l’objet avec le mot associé dans sa langue. C’est-à-dire, que ce que nous faisons à chaque liturgie dans l’utilisation symbolique du monde, et qui paraît si absurde aux athées, le cerveau de plusieurs milliards de créatures de Dieu le réalise à chaque instant. La pensée utilise le symbole du mot pour pointer vers une réalité conceptuelle liée à la chose pensée. Nous ne pouvons pas ne pas être symbolique. Cela nous est presque interdit. La pensée en soi, révèle donc cette au-delà et la nécessité du symbole. Dans cet au-delà, le Père Serge identifie le logos et la vie.