Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 2, comm 8) : deviens ce que tu es.
le problème de la philosophie de l’économie
l’orientation
Le donné qui constitue le point de départ de telle ou telle construction intellectuelle n’admet pas, selon son caractère immédiat, de démonstrations. Il est d’une certitude apodictique et il s’impose à la pensée. Il doit être reçu comme un axiome actuel, évident en soi, que la vie certifie. Il n’en reste pas moins que l’acte de réflexion, le fait de fixer son attention sur tel phénomène vital, est une affaire de liberté (ce qui est profondément ressenti dans le système de Fichte), une œuvre créatrice de la vie. Cette libre décision de porter son regard sur un point donné ou un « fait » de la vie, c’est ce que nous voulons dire par « orientation ». Par exemple, ce qu’on appelle « la philosophie scientifique » est en réalité une philosophie de la science, « orientée » sur le fait de la connaissance scientifique (ainsi que le système de Cohen le montre très nettement). De même la « gnoséologie » est une philosophie de la pensée et de la science.
La philosophie générale (la métaphysique de l’être) a devant elle ce qui est (la vie) en tant que son unité selon ses définitions les plus générales et abstraites, dans son état globalement lié et intérieurement conditionné (Plotin, Hegel). Il est évidemment possible de n’appeler philosophie que ce genre de démarche, en écartant de son domaine tous les autres thèmes ou éléments plus particuliers des systèmes philosophiques. Ce ne serait pourtant qu’une distinction terminologique. Par nature la philosophie a des motifs multiples, différents thèmes ou orientations. Il est dès lors possible de parcourir par la pensée un cercle plus ou moins large de problèmes pour en revenir au point de départ.
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Commentaire/Analyse
Petit rappel sur le terme apodictique, que nous avions déjà rencontré et expliqué : il s’agit des vérités du départ, des vérités axiomatiques, celles sur lesquelles sont basées les réflexions.
L’étymologie du terme orientation est en soi intéressante. Il s’agit du positionnement par rapport à l’orient. C’est-à-dire où le soleil se lève. L’orientation revient donc à se positionner vers un endroit où quelque chose d’extérieur est mis librement à disposition pour aider à la vie, ici, la réflexion. La pensée s’oriente, signifie qu’elle se positionne vers quelque chose de vital. Ce court paragraphe du Père Serge se concentre donc sur cette problématique, consubstantielle de l’énigme de la pensée : pourquoi pensons-nous ce que nous pensons ? Pourquoi notre pensée s’oriente-t-elle de telle ou telle façon ? Pourquoi la pensée d’untel va l’enfermer vers l’athéisme, tandis que la pensée d’untel va le diriger vers l’Eglise ? Fichte et Hegel y voient de grandes notions de liberté, ce que le Père Serge semble valider ici. D’autres, parmi lesquels Spinoza y ont davantage vu un déterminisme, plus ou moins complet. Spinoza appelait cela les affects. Ceux-ci sont les barrières mentales, issus de l’environnement ou de diverses autres sources, qui conduisent la personne à penser croire et considérer les choses de telle façon.
Qui a raison ? Les deux !! cette problématique nous renvoie vers celle de la liberté, que j’ai déjà analysée dans un autre post, avec les positions de Pélage, d’Augustin et de Jean Cassien. Poursuivons dans le domaine de la pensée : penser ce que les autres pensent, penser la pensée dominante, penser la pensée de notre époque, ce n’est pas penser. Penser l’exact inverse, ce n’est pas penser non plus. C’est contre-penser, mais ça n’est pas penser. Pour penser, il faut se détacher de tout. D’absolument tout. Comme disait Nietzsche, il faut philosopher à coups de marteaux. Détruire les idoles sans pitié. Et ensuite, reconstruire sur des bases solides. La méthodologie est parfaite. Elle peut conduire à la dogmatique orthodoxe d’ailleurs. Dieu n’a jamais demandé autre chose. On peut relire les dix commandements de cette façon, dans une formidable requête de libération de tous les affects. Pour qu’il ne reste plus que Dieu.
Examinons ceci dans le cinquième commandement. A première vue, il nous invite à un grand respect des parents. Il n’en est rien. Non pas que nos parents ne méritent pas le respect. Mais c’est aussi un appel à la liberté vis-à-vis d’eux. Car le verbe « honorer » signifie aussi « donner le juste poids ». C’est traduit généralement par honorer, car l’on considère que le juste poids est l’honneur, mais Dieu a dit à Moïse : donner le juste poids. La partie du commandement qui éclaire le tout est cette problématique de jours propres plus longs. Voici l’hébreu littéral :
כַּבֵּ֥ד אֶת־אָבִ֖יךָ וְאֶת־אִמֶּ֑ךָ לְמַ֙עַן֙ יַאֲרִכ֣וּן יָמֶ֔יךָ עַ֚ל הָאֲדָמָ֔ה אֲשֶׁר־יְהוָ֥ה אֱלֹהֶ֖יךָ נֹתֵ֥ן לָֽךְ.
Voici maintenant le français absolument littéral :
(honore) donne le juste poids à ton père et à ta mère afin que se prolongent tes jours sur la terre que YHVH, ton Elohim, te donne.
La paraphrase maintenant, qui recoupe la libération spinozienne des affects et l’appel à la liberté hégélien :donne la juste place à ton père et ta mère, afin que les jours de ta propre vie soit plus longs. Paraphrase étendue : tu dois donner une position équilibrée à tes parents, c’est-à-dire le respect, mais tu ne dois pas oublier d’être toi-même, et de vivre la vie que Dieu a voulu que tu vives. Tu ne dois pas être le prolongement de tes parents, tu n’es pas là pour accomplir leurs rêves, mais tu dois être toi. Quand Nietzsche écrivais : deviens ce que tu es, il ne savait pas à quel point il était chrétien !!!