Boulgakov : philosophie de l'économie (chap 3, comm 4) : réfutation et science
La philosophie et la science
science et philosophie
Mais alors où passe la ligne de démarcation entre la philosophie et la science ? En quoi se distinguent-elles ? Non pas, certes, par leur objet, celui-ci étant en général un, puisque c’est la vie qui se réfléchit elle-même et, d’ailleurs, seulement par ceux de ses aspects qui sont également propres à la recherche scientifique et à une étude philosophique. La différence tient non à l’objet, mais à l’intérêt cognitif, au moyen d’approcher l’objet, aux problèmes posés. La philosophie et la science se distinguent aussi bien par ce que chacune voit dans son objet que par ce qu’elle se demande à son propos. La science est toujours spéciale, c’est sa nature. Son examen consiste en une approche singularisante, consciemment unilatérale. Elle découpe des morceaux dans la réalité et elle les analyse comme s’ils constituaient toute la réalité. Elle fractionne la vie en la décomposant en éléments, avec lesquels elle monte son mécanisme. Et elle en fournit le schéma dans ses théories. Ce qui est marginal ou qui sort des limites de l’épure, pour une science donnée, est indifférent ou n’existe que dans la mesure où cela intervient dans sa recherche particulière.
La philosophie au contraire, n’incline guère à détailler de la sorte. Elle s’intéresse à ce qui concerne le moins la science : au lien entre des phénomènes donnés et le tout, à la place qu’ils occupent dans le tout de la vie. Elle considère le monde et ses différents aspects comme un ensemble, en fonction de la structure de celui-ci. On pourrait aussi dire qu’elle cherche à comprendre le sens vital et la valeur des phénomènes que la science étudie séparément. Ce qui est limitrophe ou extérieur à cette dernière, et qu’elle suppose tacitement en tant que ses prémisses, c’est précisément ce qui constitue le domaine des problèmes philosophiques. Ainsi l’économie politique et la philosophie de l’économie ont devant elles un seul et même fait : l’économie humaine, mais l’une l’étudie pour en voir la signification générale ou mondiale, tandis que l’autre soumet ce fait à une analyse détaillée. L’une pose la question quoi ? L’autre, la question comment ?
La réflexion philosophique vise toujours l’ensemble de la vie, la réflexion scientifique ses particularités. Il en résulte que des notions de la philosophie, comparées à celles de la science, ont une plus grande extension, mais une compréhension inévitablement plus réduite. Elles sont plus générales, plus abstraites, conformément à leur destination : servir d’instrument à la connaissance pour résoudre des problèmes plus vastes que ceux dont traite la science. Aussi peut-on définir la philosophie comme une doctrine de la vie dans son ensemble ou selon ses définitions les plus générales (ce qui est proche de la conception du prince S. Troubetskoy quant aux tâches de la métaphysique). La question de la terminologie parait-ici secondaire : convient-il d’appeler science la philosophie ou vaut-il mieux réserver ce terme aux sciences spéciales ? en un sens formel, on peut certes aussi appeler science la philosophie en tant qu’un système de concepts méthodiquement construit, comme c’est le cas en science, mais une telle identification terminologique ne rendrait pas compte de la différence entre l’intérêt de l’une et celui de l’autre en matière de connaissance. Aussi nous semble-t-il plus exact de ne pas les identifier et de les opposer comme deux directions différentes de notre pensée.
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Commentaire/Analyse
Le Père Serge continue ici son long prologue avant de s’attaquer véritablement à son sujet. Il trouve nécessaire, pour établir une philosophie de l’économie de déjà définir ce qu’est une philosophie. Dans les chapitres précédents, il recourait à la comparaison artistique, ou à la nature de la pensée pour définir les contours acceptables de cette philosophie à bâtir. Il était naturel de voir comment celle-ci se positionnait par rapport à la science. J’ai déjà donné plusieurs billets pour expliquer l’inutilité ontologique d’un travail théologique qui aurait la science en vis-à-vis. Je ne vais donc pas recommencer ici. Le Père Serge définit bien les domaines qui rendent cette jonction inutile ou artificielle : la philosophie s’occupe du quoi et la science du comment. Instrumentaliser la science pour la mettre au service de la théologie ou de la philosophie est tout aussi malhonnête que de l’instrumentaliser au service de l’athéisme, comme le font aujourd’hui beaucoup de chevaliers blancs de l’athéisme.
Il est néanmoins une chose qui est souvent peu connue concernant la science. Aussi étonnant que cela puisse paraître, une véritable théorie scientifique doit être réfutable. Sinon, nous ne sommes pas dans le domaine véritablement scientifique. Ceci apparaîtra probablement comme un postulat saugrenu, puisque la science a aujourd’hui colonisé l’espace mental de la vérité. La science dit le vrai, et la philosophie ou la théologie travaillent sur des champs du possible ou du probable. Voilà la vulgate des athées débutants en science. Et pourtant, pour être dans le domaine de la science, il faut être dans le domaine du réfutable. C’est à Karl Popper que nous devons ce concept majeur dans l’épistémologie (ce nom barbare définit l’étude de la connaissance dans le domaine des sciences). Popper dit qu’une affirmation est réfutable si et seulement si l’on peut mener une expérience ou réaliser une expérience qui soit en contradiction avec l’affirmation. Ainsi, une affirmation est scientifique si elle est réfutable. Lorsqu’elle est réfutée elle devient invalide. Lorsqu’une affirmation est non réfutable elle quitte dès lors le champ scientifique et devient métaphysique.
Prenons deux exemples, souvent utilisés pour démontrer ce concept de réfutabilité. L’affirmation « tous les corbeaux sont noirs » est scientifique. En effet, il suffirait d’observer un corbeau d’une autre couleur pour pouvoir invalider la proposition. Par contre l’affirmation « tous les humains sont mortels » n’est pas réfutable, et donc non scientifique. Il faudrait en effet vérifier chez chaque être humain né et à naître si chacun est bien mortel. Il faudrait donc vivre un temps infini pour constater que tout le monde est bien mort, expérience impossible à mener du fait de la propre mort de celui qui conduit l’expérience. On voit bien ici le caractère « scientifique » qui peut être donné à la notion d’inconscient freudien ou à la théorie de l’évolution des espèces de Darwin. Attention de ne pas confondre vérité et caractère scientifique, et de ne pas prendre les raccourcis mentaux des chevaliers blancs de l’athéisme. L’inconscient et l’évolution ne sont pas des théorie scientifiques. Cela ne signifie pas qu’elles soient fausses pour autant. L’affirmation « tous les humains sont mortels » est donc une assertion qui relève davantage de la théologie : c’est parce que tous les humains descendent d’Adam et de sa nature rendue mortelle par la transgression dans le jardin que tous les humains sont mortels. Il faudra bien se souvenir que le Père Serge établit ici une philosophie de l’économie et pourra donc utiliser des concepts non réfutables. Il faudra aussi se souvenir que si l’on nous présente une théorie économique qui veut se donner un caractère scientifique, elle présentera quasi systématiquement un caractère non réfutable. L’on pourra donc en conclure qu’il ne s’agit pas d’une science. Elle dit donc un vrai qui n’est pas du domaine de la science. L’économie est donc éminemment métaphysique. L’étude du Père Serge devient d’autant plus vitale : mais qu’est-ce donc ?