Le criticisme et le dogmatisme

le criticisme

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Il n’est pas possible de parler aujourd’hui de questions philosophiques sans payer un écot, voire des plus modestes, à la « théorie de la connaissance », ni sans faire la révérence devant le dragon chinois du « criticisme » qui orne le portail des académies. Criticisme ou dogmatisme ? « telle est la question ». A notre avis, ni l’un ni l’autre. D’abord, la vraie critique philosophique et le « criticisme » non seulement ne sont pas identiques, mais encore il n’est pas rare qu’ils soient notablement différents. Le « criticisme » peut souffrir de dogmatisme (et nous pensons qu’il en souffre réellement dans la scolastique contemporaine) et cela, non moins que n’en pâtissent les dogmaticiens surannés. Parmi les « criticistes » qui se déclarent tels, il y a, comme toujours, beaucoup d’appelés et peu d’élus. Leurs constructions les plus ambitieuses et les plus séduisantes (celle des « écoles » de Fribourg et de Marbourg : l’idéalisme téléologique de Windelband et de Rickert, la logique de la connaissance pure de Cohen et Natorp) sont effectivement affectées dans leurs fondations mêmes d’un dogmatisme délibéré : ici, un appareil instable et fluant de raisonnement scientifique est transformé en base absolue de la philosophie ; là, une obligation spécieuse en matière de savoir, grâce à une série de sophismes, devient illusoirement « l’objet de la connaissance ». Cela étant, chacune de ces positions est naturellement considérée comme la seule qui exprime les préceptes authentiques du criticisme kantien.

Certes, cohérence et vérifiabilité de la pensée, logique rigoureuse et clarté des concepts, netteté du discours, bref, le « self-control », tout cela, est hautement souhaitable. Qui refuserait d’être en ce sens un philosophe critique ? Et qui ne se tiendrait pas pour tel aujourd’hui ? Sans doute, tous les esprits créateurs en philosophie ont-ils été critiques, en éclairant un domaine donné, en faisant ressortir un problème nouveau. Il serait puéril de croire qu’il n’y avait pas de critique philosophique avant Kant. Cela ne correspond d’ailleurs pas à la vérité historique. Or il n’existe pas de « secret de l’inventeur » qui seul permettrait de s’initier à la critique. Le « criticisme » moderne représente simplement un courant d’école, fondé sur une surévaluation extraordinaire de Kant et de son « œuvre copernicienne » présumée en philosophie. Aujourd’hui, nous voyons une maladie de la modernité, ombre qui précède peut-être une aube de la philosophie.

Dans la situation actuelle, la querelle entre le « dogmatisme » et le « criticisme » se ramène à la question du rapport normal qu’il y aurait à établir entre, d’une part, la pratique du savoir, caractérisée par une immédiateté, une plongée dans l’objet, sans que le sujet et l’objet, la forme et la matière de la connaissance, l’a priori et l’a posteriori y soient distingués ; et, d’autre part, la critique qui exprime une réflexion à propos d’un acte de connaissance donné et qui représente un rapport à lui une puissance seconde, selon le mot de Fichte. Une étude critique de la connaissance est toujours comme un étage qe l’on construit sur des fondations déjà données, une spéculation sur un fait de connaissance déjà accompli. Comme le dit Fichte à propos de sa « Wissenschaftlehre », et on peut l’appliquer à toute l’ «erkenntnisslehre » : « il n’y a pas une seule de ses idées, de ses positions, de ses expressions qui soient de la vie réelle ou qui correspondent à celle-ci. Ce sont au fond des idées au sujet d’idées que l’on a ou que l’on doit avoir, des positions au sujet de positions… des expressions sur des expressions ».





Commentaire/Analyse

Pour apprécier ce que dit le Père Serge, il est important de poser quelques bases de l’histoire de la philosophie. Le criticisme est un courant philosophique qui doit beaucoup à Emmanuel Kant et qui postule de façon très résumée qu’il est impossible à l’homme de connaître la vérité des choses en soi, mais uniquement ce qu’elles représentent pour celui qui les observe, au travers des phénomènes. C’est dans la première des trois critiques (Kant est l’auteur de trois ouvrages qui sont des critiques : critique de la raison pure, critique de la raison pratique et critique de la faculté de juger), à savoir celle de la raison pure, que Kant s’attaque à ce qui permet en soi de poser des conclusions métaphysiques. Il enquête sur les possibilités de la raison en dehors du champ de l’expérience scientifique. On voit que Kant a travaillé dans un siècle où la science jouissait d’un immense prestige. Le souci du Père Serge, est que ce courant philosophique, en terme historique et académique, est devenu très important, dominateur, voire totalitaire. Il est devenu impossible de philosopher sans se demander si l’on peut philosopher. Ceci semble à la fois agacer le Père Serge, et en même temps, il semble considérer que cette problématique fait partie en soi de l’exercice philosophique. En philosophie, il y eut un avant et un après Kant. Dans tous les domaines il y a des personnalités qui marquent un tournant. Dans la musique classique on pourra citer Bach, Beethoven ou Mozart. Dans les sciences, Newton ou Einstein. Dans la philosophie, nous avons donc Kant. C’est vrai dans les disciplines sportives. Dans le champ historique il y a également des renversements foudroyants. Qu’on songe un peu à l’impact d’une Jeanne d’Arc ou d’un Charles de Gaulle dans l’histoire de France. Il est probable que chaque pays, a ce genre de personnalité (quoi qu’on en pense). Dans l’histoire roumaine, Alexandre Ioan Cuza par exemple a eu un impact de cette magnitude. Dans l’histoire du monde, le recordman toute catégorie reste évidemment Jésus.

Le moment est donc particulièrement bien choisi pour chercher les équivalents dans le domaine théologique. Avant de donner les noms, il faudra surtout se demander s’il est bon qu’une personnalité, au-delà de ses mérites propres ait une influence qui soit majeure ? Lorsque l’orthodoxie met en avant ses trois hiérarques ( Basile de Césarée, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome), que cherche-t-elle à dire ? Que la théologie est plurielle, et qu’il ne doit surtout pas y avoir ce genre de personnalité écrasante. Car tous dans l’Église doivent être guidés non pas par tel ou tel docteur, mais bien par l’Esprit Saint, pour lequel il n’y a plus de débat d’aucune sorte. Car « le problème » d’un Père, quel qu’il soit, est qu’il est le produit d’une époque, que sa théologie évolue au fur et à mesure de son propre cheminement, et que bien évidemment, il est humain, donc faillible. On pourrait ainsi répertorier pour chacun ce qui ne va pas. Ce ne serait pas très charitable ni très profitable mais ce serait un exercice à faire pour expliciter l’ « exercice patristique ». Les noms que je vais donner sont donc des noms qui posent problème par rapport à une domination trop importante.

Le premier est indubitablement Augustin. Il pose un problème dans le monde latin, dans le monde romain. Augustin est ultra dominateur à son époque, et dans toute l’antiquité tardive jusqu’au moyen âge, personne n’aura sa stature jusqu’à Thomas d’Aquin. C’est une des premières causes de l’égarement romain. Non pas que ce soit la faute d’Augustin, car nul n’est responsable du crédit que les autres vous octroient. Mais c’est bien la responsabilité du monde romain d’avoir donné à Augustin une place disproportionnée, surtout dans un contexte historique qui fut d’une grande richesse dans le monde grec et syriaque. Aujourd’hui, vous avez le monde protestant réformé qui est très basé sur Augustin, avec des colorations luthériennes ou calvinistes (ce qui donne les colorations déviantes plus avancées). Puis vous avez le monde romain et latin avec une grande dimension thomiste dans tout ce mouvement également très déviant appelé scolastique.

Le second est indubitablement Saint Grégoire Palamas. Et il n’est en rien comparable à Augustin. Quelle est la différence majeure entre les deux ? Si le monde grec fut très divers, foisonnant à une époque (disons pendant le premier millénaire), le monde byzantin est arrivé un moment à n’avoir que Saint Grégoire Palamas qui soit d’une ampleur très importante. Et là, il faut se demander au final, ce qui fait qu’un homme devient un Père de l’Église avec tout ce que cela comporte ? Et bien, il ne faut pas perdre de vue que c’est Dieu qui suscite ces hommes, pour répondre à des hérésies très violentes pour le Corps mystique du Christ. Il y a donc un lien évident entre l’importance et le nombre des hérésies et le nombre de Pères de l’Église vraiment marquants. En effet, sans la controverse hésychaste, il est probable que Palamas n’aurait pas eu l’impact historique qu’il a eu dans l’histoire de l’Église. La situation n’était pas du tout la même au temps d’Augustin : énormément de courants hérétiques et Augustin n’est pas, ne peut pas être et n’a jamais été la réponse unique à tout ce qui a attaqué l’Eglise.

Ainsi, il est finalement bon qu’il n’y ait pas de Miles Davis de la théologie orthodoxe, pas de Jeanne d’Arc de je ne sais tel ou tel point théologique. L’important est de bien considérer quelque chose de vital : le consensus patristique. Il s’agit, avec le consensus dogmatique et canonique, de ce qui fait la colonne vertébrale de la foi de l’Église. La foi est la même depuis le départ, mais c’est sa formulation qui demande une incessante créativité et réactualisation.