Le criticisme et le dogmatisme

caractère immédiat de la connaissance

caractère immédiat de la connaissance

Tout acte cognitif, en tant que vital, est, en ce sens, nécessairement dogmatique ; c’est-à-dire qu’il a ce caractère immédiat de se rendre lui-même dans l’objet et de se suffire, caractère étranger à la réflexion. Certes, telle exactement a été même La Critique de la raison pure, alors qu’elle se formait dans l’esprit de son auteur, avant que, produit fini, elle ne fut devenue un silex pour aiguiser les dents des souris critiques.

Penser, connaître, c’est créer ; et l’activité créatrice est immédiate, les idées et les desseins créateurs naissent dans la conscience, ils ne sont pas fabriqués dans un alambic critique, tel un homoncule. Aussi n’existe-t-il pas de manuel qui enseignerait la maîtrise de l’outil de la connaissance, car la critique n’intervient que post-factum, comme une réflexion sur un acte cognitif accompli. On ne peut pas apprendre la critique, et le « criticisme » professionnel est pure présomption. La pensée et le savoir ne peuvent pas être fondés ou justifiés par la critique, car ils constituent par eux-mêmes un fait qui existe avant toute critique et qui n’en dépend pas. La critique s’occupe d’analyser et de constater les données du savoir, elle n’en est pas le législateur.

Il parait opportun ici de nous rappeler des paroles de Hegel, suscitées par un sentiment immédiat de puissance philosophique et, disons-le, que la conscience de la pensée a fait monter de son fond : « le point de vue principal de la philosophie critique consiste en ce qu’avant de passer à la connaissance de Dieu, de la substance des choses, etc., il faut examiner la possibilité même de connaissance, (pour voir) si elle est adéquate à ses tâches. Il faut étudier l’instrument avant que de s’atteler au travail qui doit être effectué par son moyen. S’il ne convient pas, tout l’effort sera dépensé en vain. Cette idée a paru si acceptable qu’elle a provoqué étonnement et sympathie, et qu’elle a détourné l’investigation de l’intérêt envers les objets… sur elle-même, sur le formel. A moins de se leurrer de mots, il est aisé de voir que l’on ne peut étudier et évaluer d’autres instruments que durant le travail auquel ils sont destinés. Cependant l’étude de la connaissance ne peut-être effectuée autrement que par la connaissance même. Étant donné cet instrument-là, l’étudier n’est pas autre chose que connaître. Mais désirer connaître avant de connaître est aussi absurde (ungereimt) que la règle judicieuse d’un scolastique : apprendre à nager avant de se jeter à l’eau ».

Il n’y a pas de mouvement, a dit un sage barbu.

Un autre marcha devant lui, et se tut…

Une critique qui voudrait être entièrement continue et ne rien laisser sans réflexion tourne en rond et ressemble au serpent qui cherche à se mordre la queue. En effet, analysant la connaissance immédiate, « dogmatique », non réfléchie, et, pour ainsi dire, à la puissance 1, en l’amenant ainsi à la puissance 2, la critique y procède en reproduisant dans son nouvel acte cognitif cette même première puissance, elle connaît d’une manière immédiate, non réfléchie, en se plongeant dans son objet. Pour employer un terme courant, elle porte le péché mortel du « psychologisme ». Ainsi, une critique de la critique devient-elle nécessaire, c’est-à-dire une connaissance déjà à la puissance 3 ; ce qui à son tour exige une connaissance à la puissance 4, puis 5, n, n+1… autrement dit, on obtient un regressus in infinitum, un « mauvais infini », là où l’on a besoin d’une quantité finie pour la réponse. Ce qui démontre le caractère erroné de la tâche.





Commentaire/Analyse

Le Père Serge détruit méthodiquement l’orgueil philosophique. Après avoir rappelé avec force la place de la vie dans tout processus quel qu’il soit, et du fait que tout découle d’elle, et que donc rien ne peut être sérieusement considéré comme pouvant être le produit d’une pensée totalement autonome, il en vient à expliquer que la pensée elle-même pose un problème majeur. La critique de la pensée est toujours postérieure à la pensée, et est elle-même une pensée. Ainsi le positionnement du criticisme, oublieux de la priorité et de l’antériorité de la vie sur tout ce qu’il peut proclamer, et combien même il s’en souviendrait, est très ambigu car il entend placer sur la pensée une pensée qui n’en serait pas une. Mais la critique d’une pensée est une pensée ! et elle-même doit se soumettre aux dogmes tatillons de la critique. Et comme le montre le Père Serge, cette honnêteté intellectuelle fait que nous sommes pris dans une sorte de cercle sans fin (en informatique on appelle cela une boucle récursive infinie). Deux conclusions possibles face à cela : déclarer la faillite de la pensée ou bien penser tout en restant humble.

Déclarer la faillite de la pensée (ce qui est en soi une pensée et on repart donc dans cette impossibilité radicale de pouvoir même penser la faillite de la pensée de la faillite de la pensée…) est une position bien commode, un peu lâche, qui évite de se poser les grandes questions. A quoi bon songer à l’existence de Dieu entend-on… On ne pourra jamais savoir, nous dit-on !! Pourtant, nous n’avons qu’une seule vie, et ces questions là nous sont posées par le monde, et nous nous devons d’y apporter une réponse. La pensée humble sera évidemment la voie choisie par l’être de raison, qui peut penser à la fois le monde, et la limitation de sa propre pensée sur le monde. Quand on y pense, c’est stupéfiant et magnifique. Dieu nous a doté de cette faculté de penser qui contient en elle-même la « conscience » de sa propre finitude. Le simple fait de vivre, de penser, de communiquer au moyen du langage devrait nous stupéfier à chaque instant. Ce simple émerveillement est une prise de conscience théologique. Il contient déjà une forme de relation au divin. Le fait, la plupart du temps, de ne pas vivre dans cet état d’émerveillement matérialise bien le fait que nous vivons de façon abîmée dans un monde abîmé.