Texte original grec du fragment (et traduction)

ταύτην δ' ἀίδιον εἶναι καὶ ἀγήρω, ἣν καὶ πάντας περιέχειν τοὺς κόσμους.

traduction littérale

celle-ci éternel être et jeune pour toujours, était et tous entourer les mondes.

traduction possible

elle a l'être et la jeunesse à jamais, et elle entourait tous les mondes.



Commentaire/Analyse

La brièveté de ce fragment nous interdit toute spéculation sur le contexte. Nous ne savons pas quel est le sujet de la phrase. Qu’est-ce qui est éternel, et qui ne vieillit pas ? Nous pouvons néanmoins réfléchir sur cette notion tout à fait gnostique de co-éternité du monde avec Dieu. La vision gnostique de Dieu est plurielle, car comme le protestantisme a donné de multiples petites sectes concurrentes qui se déchirent sur des points particuliers, la gnose, comme toute pensée fausse produit une fragmentation infinie, qui décline néanmoins toujours la même erreur : il y a séparation du physique et du métaphysique. Cette séparation est le plus souvent vue comme une opposition, et l’approche gnostique, très platonicienne sera alors celle d’une opposition entre le physique, à savoir le corps, et le métaphysique, à savoir l’âme et l’esprit. Le corps, dans la gnose est donc toujours vu comme quelque chose à libérer, à mortifier, au contraire du métaphysique qui est exalté, le premier étant une entrave à la plénitude du second.

Dieu est vu comme le démiurge, un être éminemment supérieur, puisqu’il organise notre monde, mais qui l’organise à partir d’un donné qui lui échappe. Ce qui signifie que le monde est au final co-éternel à Dieu dans la plupart des visions gnostiques. Le démiurge n’est donc pas créateur. Il est le plus souvent vu comme un Dieu mauvais, puisqu’il a organisé quelque chose de mauvais pour l’homme qui va lutter pour s’en libérer. Pour vous familiariser avec ces approches aussi fausses qu’étonnantes, aussi nombreuses que faussement complexes, vous pourrez vous référer à l’ouvrage que saint Irénée de Lyon a consacré à cette pensée gnostique, en les étudiant et réfutant de façon systématique. Cet ouvrage, jalon essentiel du développement de la pensée chrétienne, se nomme traité contre les hérésies.

Cette approche gnostique, très présente dans la pensée grecque, surtout depuis Platon, aura un impact immense pour le Christianisme, dans des domaines tels que la sexualité par exemple. Ceci mêlé à la problématique du péché originel, occasionnera dans la tradition chrétienne une approche plus qu’imparfaite de la sexualité. A noter que le péché originel (j’y consacrerai un post dédié, tant le sujet est important) n’est pas du tout traditionnel, et que l’orthodoxie n’a jamais validée cette approche déviante, très présente chez les protestants et les catholiques romains.

Revenons à la gnose et la co-éternité du monde à Dieu. Le nom, éternellement associé à cette approche hérétique est Origène. Ce Père de l’Eglise doit être vu, étudié et compris avec discernement. L’approche qu’il expose dans un des derniers ouvrages de sa vie, le Peri Arkhon, est que l’âme préexiste à la naissance, et qu’elle chute dans un corps, et que le travail du chrétien est de libérer sa précieuse âme de ce corps – tombeau pour retourner au paradis perdu. Rien n’est moins chrétien que ceci. Cette approche a été condamnée au cinquième concile œcuménique, à Constantinople en 553. Les anathèmes de ce concile concernent Origène sur cette problématique. Toute son exégèse, très proche de celle des rabbins, n’est absolument pas remise en cause, et est toujours d’actualité, et a d’ailleurs légitimement influencée toute l’Eglise grecque. On ne peut donc pas suivre Origène sur ses visions très platoniciennes, mais l’on peut lire la Bible avec ses fabuleux commentaires. En cela, Origène et Augustin partagent une communauté de destin historique. Les deux ont influencé leur sphère culturelle de façon immense. Les deux ont eu des intuitions théologiques qui témoignent du génie. Les deux ont eu des conclusions théologiques fausses et condamnées, soit par un concile pour Origène, soit par le consensus patristique pour Augustin. Les deux, enfin, ont eu des disciples qui n’étaient pas de leur niveau, et qui ont produit des systèmes déviants sans aucune base traditionnelle : protestantisme pour Augustin, origénisme pour Origène. Une précision sur le consensus patristique : il s’agit de la position unanime des Pères sur un sujet, tranchée ou non par le canon d’un concile œcuménique, marque d’autorité suprême dans l’Eglise. Le péché originel par exemple n’a pas le consensus patristique pour lui, les Pères grecs le refusant unanimement. Le contraire du consensus est le theologoumenon, c’est-à-dire opinion théologique personnelle, qui n’engage que le Père qui la produit. Le drame intervient lorsque l’on fait d’un théologoumenon d’un Père une vérité ecclésiale.

Pour en revenir à Anaximandre, plaide-t-il pour un univers non crée, éternel ? Impossible à dire. Mais il témoigne de quelque chose qui est hors du temps et qui pourtant « fait partie » de notre monde créé. Comme pour Spinoza et son panthéisme, il serait délicat et audacieux de dire qu’Anaximandre a une intuition sur les énergies divines incréées, ici, dans ce fragment. Mais disons, que comme tous les grands esprits, ses intuitions valent la peine d’être étudiées et l’on peut toujours, avec empathie, les relier à des choses dont l’orthodoxie de la doctrine est correcte.