Livre 1

paragraphe 4
texte original

Ea res est Helvetiis per indicium enuntiata. Moribus suis Orgetoricem ex vinculis causam dicere coegerunt; damnatum poenam sequi oportebat, ut igni cremaretur. Die constituta causae dictionis Orgetorix ad iudicium omnem suam familiam, ad hominum milia decem, undique coegit, et omnes clientes obaeratosque suos, quorum magnum numerum habebat, eodem conduxit; per eos ne causam diceret se eripuit. Cum civitas ob eam rem incitata armis ius suum exsequi conaretur multitudinemque hominum ex agris magistratus cogerent, Orgetorix mortuus est; neque abest suspicio, ut Helvetii arbitrantur, quin ipse sibi mortem consciverit.

traduction

Cette chose fut révélée aux Helvètes au moyen d’une information. Selon leurs coutumes, Orgetorix fut enchaîné. La punition à suivre pour le condamné devait être le bûcher. Au jour du procès, Orgetorix fit venir toute sa famille, et dix milles hommes qui lui étaient attachés, ainsi que ses clients et débiteurs qui étaient innombrables. Grâce à eux il échappa au procès. Les citoyens indignés par cela voulurent garder la loi au moyen des armes, et une multitude provenant des campagnes fut rassemblée par les magistrats, et Orgetorix fut trouvé mort. Il est permis de suspecter, ainsi que le pensent les Helvètes, qu’il se soit lui-même ôté la vie.


Commentaire/Analyse

Au premier niveau d’analyse, cette histoire se compose de deux parties : la manipulation de la justice puis le suicide. Les deux concepts parlent immédiatement au théologien. En effet, les deux sont des problématiques théologiques complexes. L’analyse portera ici sur la manipulation de la justice, où l’on voit qu’Orgetorix use d’un moyen simple et efficace : la force. Il fait venir ses nombreux partisans et use de la force du nombre. César parle ici d’un concept : « les clients » pour montrer qu’au final, ce qui fut nommé rétrospectivement « clientélisme » par les romains n’était pas un phénomène purement romain. Les gaulois dont César expose ici l’histoire avaient en tout cas dans une tribu, une homme puissant, bénéficiant du même type de réseau. Qu’est-ce que le clientélisme ?

Il s’agit d’un système de relations d’influences où le client va se mettre sous la protection d’un homme puissant et influent, mais va en échange contribuer à maintenir et, le cas échéant, accroître la puissance de celui-ci. C’est donc un rapport mutuellement bénéficiaire pour les deux intéressés. Mais c’est un rapport qui n’est pas essentiellement moral ou vertueux. Difficile de savoir s’il était institutionnel, reconnu et normatif en Gaule comme à Rome. Une chose est sûre est que Rome avait institutionnalisé ce mode de fonctionnement. Nous avons donc ici, puisque c’est cela le but de cette étude théologique, une autre composante sur ce qu’est Rome, en essence, au travers de l’histoire ; est Rome, toute société qui institutionnalise, reconnaît et accompagne une forme proche de la corruption et s’opposant aux notions de vertu, de mérite et d’exemplarité. Ainsi, aujourd’hui, on pourra reconnaître dans le lobbying, une forme de clientélisme ayant muté, mais étant en essence la même chose. Un lobby, défendant un intérêt particulier, va incarner le client, tandis que l’homme politique financé par le lobby pour remplir son agenda particulier, va incarner celui anime le réseau d’influence, ici Orgétorix. Les USA ou la construction européenne incarne des Romes exemplaires, puisque les lobbies ont pignon sur rue et ont leurs entrées dans les instances politiques, où elles peuvent user de leurs influences, parfois contraires.



Ceci peut répondre à la question, assez naïve au final, de l’électeur désabusé regardant le jeu politique, dans tous les endroits où sévissent les lobbies : pourquoi avons-nous toujours des candidats qui sont malhonnêtes, corrompus et ne tiennent jamais leurs promesses ? Parce que les candidats sont financés par les lobbies. Ces lobbies veulent des garanties, des assurances. Il est donc assez classique de choisir des gens corrompus en essence, sur qui on a des moyens de pressions, des dossiers, etc. Il n’y a aucun intérêt pour un lobby à financer un être rempli de conviction, incorruptible tel un Robespierre. Si le révolutionnaire bien connu a reçu ce surnom, c’est aussi parce que les lobbies avaient tenté de nombreuses approches, sans succès. On compte ce genre de personnage historique sur les doigts de la main, et ce sont les circonstances politiques exceptionnelles qui permettent de voir ce genre de singularités émerger. Les hommes politiques sont donc à une écrasante majorité malhonnêtes, parce que les gens qui les finance ont besoin de gens corrompus et corruptibles pour favoriser leurs intérêts. Les promesses électorales deviennent ensuite simplement des discours bien ciselés chargés d’emporter les suffrages des naïfs qui n’ont pas encore perçus la vue d’ensemble…

Revenons à Rome. Est Rome, toute société qui sait que la corruption existe, et qui ne la combat pas, mais qui l’organise. Est Rome, toute société qui est bâtie sur la corruption, pour le plus grand malheur de son peuple. Est Rome, donc, toute société humaine qui ne cherche pas à élever l’homme, à tirer le meilleur de lui, et à bâtir la société la plus régulatrice possible, mais est Rome, une société qui a pour moteur la corruption et qui permet ainsi aux êtres les plus vils et détestables de dominer les destinées de la collectivité. On voit que la Gaule était traversée par ces tendances, mais qu’une forme d’unanimité s’était levée. On voit que Rome et la Gaule sont deux archétypes opposés…