La Guerre des Gaules (livre 1, commentaire 5) : le futur et le courage
Livre 1
paragraphe 5
Post eius mortem nihilo minus Helvetii id quod constituerant facere conantur, ut e finibus suis exeant. Ubi iam se ad eam rem paratos esse arbitrati sunt, oppida sua omnia, numero ad duodecim, vicos ad quadringentos, reliqua privata aedificia incendunt; frumentum omne, praeter quod secum portaturi erant, comburunt, ut domum reditionis spe sublata paratiores ad omnia pericula subeunda essent; trium mensum molita cibaria sibi quemque domo efferre iubent. Persuadent Rauracis et Tulingis et Latobrigis finitimis, uti eodem usi consilio oppidis suis vicisque exustis una cum iis proficiscantur, Boiosque, qui trans Rhenum incoluerant et in agrum Noricum transierant Noreiamque oppugnabant, receptos ad se socios sibi adsciscunt.
traduction
Après sa mort, le moindre Helvète continue à faire ce qui avait été établi : quitter leur territoire. Lorsqu’ils jugent la chose assez préparée, ils incendient toutes leurs villes, au nombre de douze, leurs quatre cent villages ainsi que tous les autres bâtiments. Ils brûlent tous les grains, à l’exception de celui qui sera apporté, et s’enlèvent l’espoir de tout retour afin de mieux se préparer aux dangers qui s’approchaient. Ils ordonnent d’emmener de la nourriture pour seulement trois mois. Ils persuadent leurs voisins Rauraques, Tulinges et Latobriges, de suivre leur plan et de brûler leurs villes et villages, et s’associent à un peuple résidant au-delà du Rhin, ayant traversé les champs de Norique et attaqué Noréïa
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Commentaire/Analyse
La réaction des Helvètes est surprenante ; après avoir tué leur chef, on pensait qu’ils reviendraient à une activité plus paisible. Mais il faut croire que si Orgétorix n’a pas survécu, son projet demeura toujours vivace. Et donc, ils ne l’ont pas tué pour ne pas réaliser ce projet, mais pour d’autres raisons plus profondes que César ne mentionne pas. Et ils vont faire quelque chose qui est plutôt radical : ils vont brûler leurs point de repli pour s’interdire toute retraite. Est-ce ceci qui inspira César lorsqu’il franchira le Rubicon, ou bien était-ce une pratique courante au niveau de l’antiquité ? En tout cas, comment juger de cette action qui peut conjurer à la fois le courage, la stupidité, une profonde connaissance de la nature humaine, une relation bizarre avec le futur, etc ?
Si l’on est dans une vision exclusivement matérialiste, l’action des helvètes est très audacieuse, et du point de vue militaire et logistique, ils s’interdisent bien des choses. Ils ne se donnent pas d’autre alternative que la victoire, et ceci est plein de panache, mais surtout ils se forcent à vaincre d’une façon qui correspond à une idée qu’ils se font de la victoire. Or, dans le domaine militaire, et dans tous les domaines liés aux activités humaines, il est très très incertain de prédire avec exactitude comment les choses vont se dérouler. C’est une chose classique, dans une entreprise par exemple, de lancer un projet, de s’imaginer d’abord ses phases, son planning et son budget, puis de lancer sa réalisation. Dans l’écrasante majorité des cas la réalisation ne correspond en rien ou diverge énormément de ce qui avait été imaginé au départ. On parle souvent de retard. Et c’est là, une constante humaine qui reste une source permanente de surprise pour moi : pourquoi considérer un retard par rapport à une estimation et ne pas considérer que l’estimation de départ était fausse ? La réalité semble moins intéresser les gens que l’idée qu’ils se font de la réalité. Et ils restent attachés à leur plan de départ, quoi qu’il arrive. Il parait évident que n’importe quel général se lançant dans la bataille ne sait pas à quelle heure elle finira, quelles seront les pertes, etc.
Passons maintenant au plan spirituel. Nous avons tous une idée préconçue des choses. Nous passons notre vie à désapprendre ces préconceptions et à nous confronter au réel. Mais il est une préconception, que par nature nous ne pouvons pas expérimenter pour réapprendre de façon correcte ; il s’agit de la réincarnation. Nous ne pouvons pas mourir, ne pas nous réincarner, et prendre conscience du caractère unique de notre vie, et la vivre comme elle doit être vécue. Avoir la préconception de la réincarnation, c’est se donner une sorte de seconde chance. J’ai échoué dans cette vie là, mais je pourrais réussir dans la vie suivante. Ici, ce sont ces Helvètes qui doivent nous inspirer : il faut vivre la vie comme si c’était la dernière. Il n’y aura pas d’autre chance. C’est un combat où nous sommes condamnés à la victoire. Il n’y a pas d’issue alternative. Il n’y a pas de position neutre. En naissant, nous avons brûlés nos villes, nos villages et nos réserves, et nous avons pris juste ce dont nous avions besoin. Le Christ explique que ceux qui entrent dans le Royaume le font avec violence. Violence contre notre confort. Violence contre nos certitudes. Violence contre nous-même au final. Nous sommes notre pire ennemi…