le dialogue judéo-chrétien et le problème posé par l’AJCF et Jules Isaac

Les terribles événements de la seconde guerre mondiale ont profondément modifiés le dialogue judéo-chrétien. Dans le sillage de cette apocalypse européenne, le monde catholique romain, avec son concile interne Vatican II a entamé un dialogue très fort avec le monde Juif. Dans les divers textes de Vatican II, figure un texte particulier, « nostra aetate » que vous pouvez lire ici. Ce texte scelle dans le marbre pour le monde romain les bases sur lesquelles s’établit le dialogue avec les Juifs. Il est probable que pour eux, le dialogue ne retournera plus jamais à la tiédeur ou la mutuelle ignorance passée. Dans le cadre de ce dialogue, il existe en France une association, appelée AJCF, dont le site web se trouve ici et qui édite la revue Sens pour témoigner de son activité, et anime un peu partout en France des rencontres interreligieuses. Cette association représente en majorité les catholiques, les protestants et les Juifs. Les orthodoxes français ont bien essayé d’exister au travers de cette association, mais sans réels résultats. Je parle par expérience, car faire paraître un article dans la revue Sens et rendre compte de la sensibilité orthodoxe est très compliqué. Il y a des instances en interne qui demande des réécritures sur des points où finalement il n’est pas bon de transiger.

Pourquoi ? à cause de l’influence d’un homme : Jules Isaac. En lui-même, il n’est d’ailleurs pas fautif, mais la faute revient en fait à ceux qui lui donnent une place disproportionnée en termes d’approche de la problématique. Jules Isaac a fait paraître un livre au sortir de la seconde guerre mondiale, appelé « Jésus et Israël ». C’est le regard d’un Juif sur le Christianisme et sur la responsabilité supposée de celui-ci dans les événements tragiques de cette période. Le but a pour objet de montrer l’importance d’une « rejudaïsation » du Christianisme et de la prise de conscience de ce qu’Isaac appelle « l’enseignement du mépris ». Selon Jules Isaac, le Christianisme, en montrant les Juifs sous un angle toujours méprisant et méprisable a préparé le terrain pour les horribles actes du régime nazis et de ses complices. Alors, lorsqu’une approche orthodoxe, ou disons respectueuse de la patristique vient perturber cette routine intellectuelle pour montrer les Pères de l’Eglise sous un angle favorable dans ce contexte, cela créé un biais cognitif chez ces gens aux certitudes bien établies. Car selon la théorie d’Isaac, les Pères de l’Eglise sont évidemment les artisans, les ingénieurs de ce mépris, patiemment enseigné, génération après génération. On peut comprendre et excuser le caractère approximatif et insultant de la thèse d’Isaac à cause de la douleur personnelle suite aux pertes personnelles subies pendant cette période. Mais désigner de faux boucs émissaires n’apporte pas grand-chose au final. Surtout que ces événements sont notre passé chaque jour plus lointain, et l’on ne peut bâtir un dialogue solide sur le paradigme fallacieux Juifs == victimes et Chrétiens == bourreaux. En suivant les mêmes raccourcis, les mêmes approximations, on pourrait d’ailleurs facilement mettre de façon toute aussi artificielle les Juifs dans une position délicate par rapport à la tragédie communiste en Europe de l’est. Tout ceci demande du sérieux, du recul, de l’analyse et par-dessus tout : sortir des émotions.

La préface de l’ouvrage de Lightfoot aborde les points peu glorieux de la période chrétienne par rapport au traitement médiéval du Talmud par exemple. Mais il le fait avec intelligence car justement il le fait avec le recul froid de l’historien, sans le patos vulgaire de certains, tellement investis par cette idée centrale : être dans le camp du bien. Leur ligne de conduite semble se résumer à ceci : combien même devrais-je renier mon héritage, cracher sur les Pères, ne pas penser, ne pas étudier, mais surtout et avant toute chose : je me dois d’être dans le camp du bien. Lorsqu’une approche juste et équilibrée se présente, le réflexe pavlovien est immédiat : alors, dans ce cas, comment rendre compte des paroles antisémites des Pères ?

Plusieurs réponses à cette question.

Tout d’abord l’antisémitisme est une donnée nouvelle, fondée sur la race au moment des soi-disant « lumières » du XVIIIème siècle. Le Christianisme est porteur d’une théologie qu’on ne peut qualifier qu’au plus d’antijudaïsme. Mais il s’agit d’un antijudaïsme théologique. Il est absurde d‘attribuer aux Pères la marque infamante et disqualifiante d’antisémite. Ils sont porteurs par affirmation, d’une théologie qui met en exergue un certain nombre d’affirmations contradictoires avec comment se constitue le judaïsme aujourd’hui. Alors comment rendre compte des paroles très dures des Pères vis-à-vis des Juifs ? Par exemple Saint Jean Chrysostome dans ses homélies contre les Juifs, où les insultes s’enchaînent à un rythme soutenu et indigne d’un hiérarque de l’orthodoxie !

Là aussi, avant toute chose, il faut savoir porter un regard à la fois empathique et fort d’une science, sinon, il vaut mieux abandonner la théologie et passer à autre chose. Dans le monde grec, il y a des modes d’expression rhétoriques qui font partie de la culture. Lorsque quelqu’un parle avec dans l’un de ces modes, les gens l’identifient immédiatement et savent mettre la distance nécessaire. De même aujourd’hui, l’humour au second degré demande une certaine finesse. Ce sera la bêtise et la vulgarité intellectuelle de certains que d’écouter au premier degré quelqu’un parlant au second degré. Chez les grecs, il existait un mode d’expression très étonnant pour nous autre modernes, appelé psogos, qui marque la profonde désapprobation. Il se base sur un flot d’invectives très violentes. Un public voyant un rhéteur utiliser le psogos saura parfaitement identifier l’expression d’un profond désaccord mais laisser de côté, comme des figures de style, les invectives très violentes. C’est ainsi qu’il faut lire les textes des Pères, qui sont toujours dans ce cas des homélies mises par écrit par des disciples. A Byzance, les Pères improvisaient leurs homélies et la foule était censée réagir par des acclamations. Ainsi était leur culture. Encore faut-il le savoir avant de lire Saint Jean Chrysostome et d’imaginer qu’il constituait le livre de chevet d’Adolf Hitler, comme le croient certains théologiens balbutiant de cette bien triste AJCF.

Aucun traité de dogmatique, aucun canon de l’Eglise n’est défavorable ou méprisant avec les Juifs. Rien doctrinalement ne demande à un Chrétien de mépriser un Juif. La question épineuse demeurant, que je traiterai dans un autre post est la suivante : les Juifs qui refusent Jésus comme Messie et comme Dieu ont-ils perdus l’élection ? L’Eglise est-elle le nouveau peuple élu en lieu et place d’Israël ? Sommes-nous devenus Israël à leur place ? C’est ce qu’on appelle la théologie de la substitution. La réponse est non, et je tacherai d’expliquer pourquoi alors qu’il y a nombre de Pères de l’Eglise qui avancent le contraire dans maintes homélies.

Comment les orthodoxes doivent-ils donc se positionner vis-à-vis de l’AJCF ? Déjà, chacun est grand, et fait ce qui lui semble être le plus juste. Les évêques demandent bien évidemment que nous autres orthodoxes soyons présents dans le dialogue avec les Juifs. Il me semble que ce dialogue doit exister mais en dehors des fourches caudines de l’AJCF. Cette association n’a véritablement aucun intérêt à l’exception d’un seul, de taille : elle permet d’identifier les rabbins qui sont investis dans le dialogue et qui étudient le Christianisme sous un angle rabbinique. Et c’est passionnant. Les deux plus intéressants (dans le monde francophone) sont les rabbins Rivon Krygier et Philippe Haddad. Dialoguer avec eux est très agréable car ils sentent bien que nous ne sommes pas là pour les convertir, et il y a donc une atmosphère de confiance et ils produisent, eux au moins, un véritable travail théologique. C’est là que finalement la position de l’AJCF est vraiment déplorable : ce ne sont pas les Juifs qui demandent aux Chrétiens de se mortifier en éternelles excuses repentantes. Ce sont les Chrétiens qui imaginent devoir le faire. J’ajoute qu’il y a des catholiques romains sur une ligne patristique non repentante ou qui sont attachés à l’étude de la tradition rabbinique sans cette dimension culpabilisante et larmoyante, et c’est un plaisir de collaborer avec eux sur ce point.