MISHNA

Traité Berakhot : troisième mishna : comment réciter le Shema Israël ?

original hébreu

בית שמאי אומרין, בערב כל אדם יטו ויקרו, ובבוקר יעמודו, שנאמר "בשוכבך ובקומך" (דברים ו,ז; דברים יא,יט). בית הלל אומרין, כל אדם קורין כדרכן, שנאמר "ובלכתך בדרך" (שם). אם כן, למה נאמר "בשוכבך ובקומך"--אלא בשעה שדרך בני אדם שוכבין, ובשעה שדרך בני אדם עומדין

אמר רבי טרפון, אני הייתי בא בדרך, והטיתי לקרות כדברי בית שמאי, וסיכנתי בעצמי מפני הלסטין. אמרו לו, כדאי היית לחוב בעצמך, שעברת על דברי בית הלל

traduction fluide

Les disciples de Shammaï disent : tout homme s’allonge et récite (le Shema), et le matin il se lève et récite, car il est dit « à ton coucher et à ton lever » (Dt 6:7). Et les disciples de Hillel disent : tout homme récite selon son habitude, car il est dit « lorsque tu partiras en chemin » (id). Si c’est ainsi, pourquoi est-il dit « à ton coucher et à ton lever » ? Cela signifie l’heure habituelle où les fils des hommes se couchent, et l’heure habituelle où les fils des hommes se couchent.

Rabbi Tarfon dit : j’étais en chemin, et je me suis allongé pour réciter (le Shema) selon les paroles des disciples de Shammaï, et je me suis mis moi-même en danger face à des brigands. Ils lui ont dit : tu t’es rendu coupable en personne, car tu as passé outre les paroles des disciples de Hillel.


Commentaire/Analyse



Les deux mishnas précédentes s’occupaient du quand. Ici, nous passons au comment. L’enseignement de Shammaï porte ici sur la position à adopter en disant le Shema. Il interprète le texte, comme donnant une précision aussi sur la position du corps pendant la prière. Le soir la personne doit s’allonger, et le matin elle doit être debout. Dans la foulée de ceci, il y a eu des développements (dans la guemara du Talmud) pour préciser la façon de s’allonger : sur le côté ou pas. Shammaï interprète donc la Torah comme donnant une indication concernant le corps, sinon elle aurait utilisé un langage relatif à la dimension horaire. Or, elle utilise les verbes se coucher et se lever, ce qui est une façon pour elle de dire deux choses en une. On voit ici, que la lecture rabbinique conçoit spontanément, même dans la plus stricte littéralité, une lecture à plusieurs niveaux.

L’interprétation des disciples de Hillel vient apporter une autre lecture, qui conclue que la position n’a pas d’importance. C’est l’utilisation du mot דרך qui signifie « chemin » dans la littéralité la plus immédiate, mais qui est ici lu comme habitude (ce qui est une lecture parfaitement correcte), qui permet à Hillel de conclure que la position n’a pas d’importance. Le fait de se coucher et de se lever devait donc, selon lui, se lire comme une indication purement horaire. On voit ici que la compréhension d’un mot rejaillit finalement sur la compréhension d’autres mots. C’est parce que דרך est lu comme « habitude » que les substantifs de coucher et de lever sont lus comme des indications horaires.

La mishna pose alors une question qui vient immédiatement dans l’esprit du lecteur attentif : si cela n’indique que l’heure, pourquoi utiliser des mots qui donnent des indications corporelles ? La mishna va trancher avec un cas concret exposé ensuite.

Rabbi Tarfon décrit un moment où il s’est allongé pour réciter le Shema. Nous sommes donc le soir. Il est en chemin, probablement sur une monture. Il descend donc, et s’allonge pour réciter selon les indications des disciples de Shammaï. Rabbi Tarfon expose que ceci l’a mis en danger. On ne voit pas trop pourquoi d’un point de vue logique, il serait davantage en danger vis-à-vis des brigands selon qu’il soit allongé ou encore sur sa monture. Peut-être sous-entend-il que s’il ne s’était pas allongé, il serait resté sur sa monture et aurait pu fuir. Mais le scénario devient celui d’une poursuite à cheval, ce qui ne cadre pas trop avec l’univers rabbinique. Disons que les brigands ont choisi de l’attaquer parce qu’il avait fait de lui-même une proie idéale, et que cette attaque n’aurait peut-être pas eu lieu dans d’autres circonstances. Ce qui est intéressant ici, c’est que pour Tarfon, il y a bel et bien mise en danger. Il voit donc ceci comme une indication céleste, une forme de providence venant trancher le débat entre les écoles d’Hillel et de Shammai. C’est-à-dire, que de façon très classique, un événement qu’un athée pourvu du plus grand athéisme qui soit, pourra interpréter de la façon la plus matérialiste possible (des brigands ont attaqué un rabbin pendant sa prière), sera interprété par un croyant hanté par une question qu’il n’arrive pas à résoudre, comme un message céleste (Dieu a envoyé des brigands exactement quand je faisais quelque chose lié à l’école de Shammaï, donc Il n’est pas en accord avec cette disposition précise de cette école). On pourra considérer ici que Rabbi Tarfon est en proie à une superstition assez vulgaire. Mais pour qui est dans une démarche spirituelle, chaque instant, chaque chose prend la forme d’un message divin. Car il est plutôt sage de considérer que Dieu est au final plutôt communicatif, mais que nous ne comprenons pas Ses messages.

Mais il serait au final terrible d’interpréter comme céleste, un événement n’ayant pas de portée céleste. C’est donc de façon très pratique que les brigands lui donnent, de façon très inattendue la raison de leur méfait : il n’a pas respecté les décisions de l’école de Hillel. Imagine-t-on un brigand parler de décision halakhique au moment de commettre un vol ? La mishna indique donc ici au lecteur que cette attaque de brigands était bien un message céleste, et que Dieu l’a rendu le plus explicite possible : il y a un danger de mort à suivre la décision halakhique de l’école de Shammaï.



Quelles nourritures pour un chrétien en lecture de cette troisième mishna ? Tout d’abord, Rabbi Tarfon est possiblement le juif Tryphon du dialogue entre Justin et Tryphon, texte fameux de la patristique du deuxième siècle, qui met en scène un chrétien (Saint Justin martyr) et un juif (Tryphon) au sujet de la véracité de la position chrétienne et de l’erreur de la position juive. C’est la proximité phonétique Tarfon – Tryphon qui a fait dire à beaucoup que Tryphon pourrait être ce fameux Rabbi Tarfon qui a des messages célestes permettant de trancher les débats rabbiniques que les hommes n’ont pas la sagesse de trancher eux-même. Il est très difficile de savoir si Tryphon est bien Tarfon, mais personnellement, et comme beaucoup je ne le crois pas. Rabbi Tarfon était un des rabbins les plus importants de cette époque, et dans le dialogue avec Justin, Tryphon n’est pas très bon. Il ne donne pas beaucoup de contre-arguments. Si Justin avait rencontré le vrai Tarfon, ou un Akiba le débat aurait pris une toute autre tournure.

L’enseignement principal néanmoins pourrait être le suivant : lorsqu’il s’agit de mal appliquer la parole divine, même sur des choses finalement pas fondamentales (au premier abord) comme la position du corps au moment de la prière, il y a une question essentielle qui se joue. L’erreur de Shammaï était la suivante : il avait bien compris la problématique du corps dans la prière, mais il a intégré la position du corps dans la parole divine. Ceci n’était pas correct. La question de la position du corps a été la source d’une grande controverse dans l’histoire de l’Église : l’hésychasme avec Saint Grégoire Palamas. C’est en voyant les moines hésychastes faire certains mouvements, utiliser certaines techniques de respiration que les opposants à l’hésychasme ont parlé d’hérésie. L’hésychasme est, pour résumer grossièrement, le fait de prier de façon continue en intégrant le corps dans la démarche. Il faut bien discerner ici ce qu’il se passe. Shammaï a eu tort de faire de la position du corps un décret divin. Le décret divin portait sur la prière : son contenu et son heure. Rien de plus. Il y a toujours un danger extrême à prendre une appréciation humaine comme parole divine. Tarfon a failli en mourir. Mais dans le cas de l’hésychasme, il s’agissait plutôt d’obéir à ce commandement de Saint Paul : priez sans cesse. Et la prière n’est pas un acte intellectuel. Si l’on veut prier en totalité, alors le corps aussi participe. Comment il participe reste de l’ordre de l’humain. Mais il est hérétique d’exclure le corps de la démarche de la prière.