MISHNA

Traité Berakhot : cinquième mishna : comment mentionner l’exode dans la prière ?

original hébreu

מזכירין יציאת מצריים בלילות. אמר רבי אלעזר בן עזריה, הרי אני כבן שבעים שנה, ולא זכיתי שתיאמר יציאת מצריים בלילות, עד שדרשה בן זומא: שנאמר "למען תזכור את יום צאתך מארץ מצריים, כול ימי חייך" (דברים טז,ג)--"ימי חייך", הימים; "כול ימי חייך", הלילות. וחכמים אומרים, "ימי חייך", העולם הזה; "כול ימי חייך", להביא את ימות המשיח

Traduction littérale

Se souviennent de l’exode d’Égypte dans les nuits. Rabbi Elazar Ben Azaria a dit : je suis comme un fils de soixante-dix ans, et ne gagnai qu’il a été dit exode d’Égypte dans nuits, jusqu’à ce que Ben Zoma interprète : « afin que tu te souviennes du jour où tu es sorti de la terre d’Egypte, tous les jours de ta vie » (Devarim 16:3). « les jours de ta vie » : les jours. « tous les jours de ta vie » : les nuits. Et les ‘Hakhamim disent « les jours de ta vie » : ce monde-ci. « tous les jours de ta vie » apporte les jours du Messie.

Traduction proposée

On se souviendra de la sortie d’Egypte durant les nuits. Rabbi Eleazar Ben Azaria a dit : j’ai l’apparence de 70 ans, mais il a été dit « sortie d’Egypte dans les nuits » seulement lorsque Ben Zoma a interprété : « afin que tu te souviennes du jour où tu es sorti de la terre d’Egypte, tous les jours de ta vie » (Dt 16:3). « Les jours de ta vie » signife les jours. « Tous les jours de ta vie » signifie les nuits. Et les Sages précisent : « les jours de ta vie » : ce monde-ci. « Tous les jours de ta vie » ajoute l’ère messianique.


Commentaire/Analyse



La difficulté classique dans la Mishna est d’arriver dans une situation inconnue avec les des protagonistes inconnus. Les détails ne prennent pas vie, et l’on reste finalement étranger à ce qui se joue, qui est pourtant fort intéressant. Repartons des commandements. Dieu demande dans le Deutéronome de faire mention de la sortie d’Égypte tous les jours de la vie du juif pieux. Cela provient de Ex 13:3 : « Moïse dit au peuple: Souvenez-vous de ce jour, où vous êtes sortis d’Égypte, de la maison de servitude; car c’est par sa main puissante que l’Éternel vous en a fait sortir. On ne mangera point de pain levé. » répété dans le Dt 16:3 « Pendant la fête, tu ne mangeras pas du pain levé, mais tu mangeras sept jours des pains sans levain, du pain d’affliction, car c’est avec précipitation que tu es sorti du pays d’Égypte: il en sera ainsi, afin que tu te souviennes toute ta vie du jour où tu es sorti du pays d’Égypte». Les rabbins, à la suite de la controverse décrite dans cette mishna ont choisi d’honorer ce commandement en mettant dans la troisième section du Shema cette prière du livre des Nombres 15:37-41 : « L’Éternel dit à Moïse: Parle aux enfants d’Israël, et dis-leur qu’ils se fassent, de génération en génération, une frange au bord de leurs vêtements, et qu’ils mettent un cordon bleu sur cette frange du bord de leurs vêtements. Quand vous aurez cette frange, vous la regarderez, et vous vous souviendrez de tous les commandements de l’Éternel pour les mettre en pratique, et vous ne suivrez pas les désirs de vos coeurs et de vos yeux pour vous laisser entraîner à l’infidélité. Vous vous souviendrez ainsi de mes commandements, vous les mettrez en pratique, et vous serez saints pour votre Dieu. Je suis l’Éternel, votre Dieu, qui vous ai fait sortir du pays d’Égypte, pour être votre Dieu. Je suis l’Éternel, votre Dieu. », qui institue les tzitzits



Le tout est assez logique ne serait-ce que par le fait que le tzitzit est un signe voulu par Dieu pour que le juif pieux se souviennent de toutes les observances auxquelles il est tenu. Si les deux sections sont explicitement données comme devant être lues matin et soir, et donc deux fois par jour, le débat porte ici naturellement sur le fait de devoir le doubler également, ou pas. Cette mishna vient répondre qu’il s’agit du jour et de la nuit. L’hébreu doit se comprendre non comme une institution la nuit uniquement, mais bien comme le jour et aussi la nuit. La chose est disputée dans le Talmud, puisque le tzitzit par nature ne se voit pas la nuit, et on pourrait conclure que le commandement vient donc uniquement le jour. Pour ceux qui veulent consulter le Talmud, il s’agit du Jérusalem 1:6…

Le même Talmud de Jérusalem (Gemara du traité page 28a) rapporte l’histoire de Rabbi Elazar Ben Azaria. Il n’avait pas 70 ans à cette époque. Il était tellement brillant, qu’à l’âge de 18 ans (certaines versions rapportent 16) il fut pressenti pour présider les rabbins. Mais sa jeunesse était un obstacle évident pour réaliser cela. Alors Dieu réalisa un miracle et lui donna l’apparence du vieil homme digne et respectable de 70 ans. Ainsi, sa direction spirituelle ne pouvait être remise en cause pour des raisons de jeunesse (en apparence en tout cas). Maïmonide, connu pour sa méfiance spontanée vis-à-vis du miraculeux a commenté qu’il avait l’air vieux parce qu’il s’épuisait des années dans l’étude de la Torah. Elazar pensait que la mention de l’Égypte devait se faire deux fois par jour, lors du jour et de la nuit. Mais il n’arrivait pas à convaincre les autres sages de cela. La halakha n’était donc pas fixée comme Elazar le souhaitait (il manquait le fameux consensus rabbinique). C’est alors qu’arrive Ben Zoma, un autre Sage, qui va lui, apporter l’argument décisif pour faire pencher les sages vers la position d’Elazar. Si on rentre dans le détail des subtilités, la mishna avait déjà été fixée comme Elazar le souhaitait mais avec la mention qu’il s’agissait d’un commandement rabbinique. Il ne s’agissait pas d’un commandement biblique. Ben Zoma vient ici faire changer cette halakha de catégorie. Il lui permet de devenir commandement divin et non humain. Il vient donc avec une citation de l’Écriture à son appui. Et cette double mention de l’exode fait écho à la double dimension de l’exode dans le récit. Il y a une partie diurne et une partie nocturne dans la sortie d’Égypte. La première partie est nocturne, lorsque le 14 nissan, Pharaon permet aux hébreux de partir : Ex 12:31 “Dans la nuit même, Pharaon appela Moïse et Aaron, et leur dit: Levez-vous, sortez du milieu de mon peuple, vous et les enfants d’Israël. Allez, servez l’Éternel, comme vous l’avez dit”. Puis le départ proprement dit, en journée, tel que relaté par Nb 33:3 “Ils partirent de Ramsès le premier mois, le quinzième jour du premier mois. Le lendemain de la Pâque, les enfants d’Israël sortirent la main levée, à la vue de tous les Égyptiens”. Elazar considère les deux comme parties intégrantes de l’exode. Mais les sages, jusqu’à l’intervention de Ben Zoma ne considèrent que le départ proprement dit, en journée.

Rachi, dans son commentaire du Talmud explique que c’est le jour où Elazar fut nommé président du Sanhédrin que la solution fut apportée. Rashi explique ainsi que le prestige d’Elazar a fait venir un grand nombre d’élèves, et que c’est cet afflux de sang neuf qui a permis de résoudre des points de halakha jusqu’ici restés sans réponses. Ben Zoma arrive donc avec une citation de l’Écriture, et c’est indubitablement le mot kol כול, signifiant « tout », qui fixe le cœur de son exégèse. En effet, « tout » est ici superflu. Sans ce kol, la phrase était également compréhensible. Sans le kol, en français on pourrait dire « souviens-toi de l’exil d’Égypte les jours de ta vie », et avec le kol, on a « souviens de l’exil d’Égypte tous les jours de ta vie ». En français, il est plus difficile de saisir le caractère superflu du terme. Mais en hébreu, la phrase fonctionne bien sans le kol. Donc, et c’est là un merveilleux exemple de l’exégèse rabbinique, si ce mot est là, alors qu’il est inutile, c’est qu’il nous indique quelque chose. Sinon Dieu ne l’aurait pas donné à Moïse lors du don de la Torah. Donc ce mot nous indique quelque chose sur comment vivre. Sur la volonté divine. Sur l’être même de Dieu. Voilà le degré auquel Ben Zoma place le texte et l’exégèse. On voit qu’on est loin ici de la philologie allemande et de la critique historique. Il y a des cécités au Christ plus belles que d’autres…



Viens ensuite la mention sur l’ère messianique qui est assez curieuse. Il faut probablement la relier à ce passage de Jérémie 23 :7-8 : «C’est pourquoi voici, les jours viennent, dit l’Éternel, Où l’on ne dira plus: L’Éternel est vivant, Lui qui a fait monter du pays d’Égypte les enfants d’Israël! Mais on dira: L’Éternel est vivant, Lui qui a fait monter et qui a ramené La postérité de la maison d’Israël du pays du septentrion Et de tous les pays où je les avais chassés! Et ils habiteront dans leur pays.». Ce passage semble indiquer que la mention de l’exil d’Égypte n’est pas éternelle. A l’ère messianique les choses évoluent. Le rédacteur de la mishna veut nous prouver par là que les débats ne furent pas forcément clos.

Il est intéressant de se poser la question suivante : pourquoi les Sages ont-ils accepté la position d’Eleazar lorsque Ben Zoma a cité ce verset ? La mention finale sur les jours du Messie ressemble fort à un compromis : les sages semblent avoir accepté la position d’Elazar de rendre le commandement divin et non rabbinique, mais en même temps, en mentionnant l’ère messianique, ils rappellent que cette mention de l’exode prendra fin et n’est pas pour toujours. Une fois que la délivrance véritable, celle du messie est venue, il n’est plus besoin de rappeler la délivrance qui en est la typologie.

Ceci nous amène à la conclusion chrétienne. Le premier concile œcuménique à Nicée en 325 prohibe le fait de célébrer la Pâque chrétienne le même jour que la Pâque juive. Au lieu d’y voir un simple anti-judaïsme de concurrence à l’époque où les deux branches issues de la même racine s’affrontent et se différencient, il vaut mieux y voir une vérité suivant une logique s’appliquant aussi bien chez les Pères que chez les Rabbins : lorsque l’événement annoncé par une typologie survient, la typologie disparaît de la prière. Elle disparaît donc tout aussi naturellement de la vie liturgique. On ne peut pas fêter et l’annonce dans l’histoire et la réalisation en même temps. Il faut les distinguer dans le calendrier, et faire en sorte que l’une soit bien après l’autre. Pour que la pratique liturgique mette bien en évidence le plan de Dieu dans l’histoire.