Texte original de Montaigne

L’âme exerce ses passions sur des objets auxquels elle s’attaque sans raison, quand ceux, cause de son délire, échappent à son action.

tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm

Il faut à l'âme en proie à une passion, des objets sur lesquels, à tort ou à raison, elle l'exerce.—Un gentilhomme de notre société, sujet à de très forts accès de goutte, avait coutume de répondre en plaisantant, à ses médecins, quand ils le pressaient de renoncer à l'usage des viandes salées, que, lorsqu'il était aux prises avec son mal, et qu'il en souffrait, il voulait avoir à qui s'en prendre; et que c'était un soulagement à sa douleur, que de pouvoir en rejeter la cause, tantôt sur le cervelas, tantôt sur la langue de bœuf ou le jambon qu'il avait pu manger et de les vouer au diable.

De fait, de même que le bras levé pour frapper, nous fait mal si le coup vient à ne pas porter et à n'atteindre que le vide; de même que pour faire ressortir un paysage, il ne faut pas qu'il soit en quelque sorte perdu et isolé dans l'espace, mais qu'il apparaisse, à distance convenable, sur un fond approprié; «de même que le vent, si d'épaisses forêts ne viennent lui faire obstacle, perd ses forces et se dissipe dans l'immensité (Lucain)»; de même aussi, il semble43 que l'âme, troublée et agitée, s'égare quand un but lui fait défaut; dans ses transports, il lui faut toujours à qui s'en prendre et contre qui agir.

Plutarque dit, à propos de personnes qui affectionnent plus particulièrement les guenons et les petits chiens, que le besoin d'aimer qui est en nous, quand il n'a pas possibilité de s'exercer légitimement, plutôt que de demeurer inassouvi, se donne carrière sur des objets illicites ou qui n'en sont pas dignes. Nous voyons pareillement l'âme, aux prises avec la passion, plutôt que de ne pas s'y abandonner, se leurrer elle-même, et, tout en ayant conscience de son erreur, s'attaquer souvent de façon étrange à ce qui n'en peut mais. C'est ainsi que les animaux blessés s'en prennent avec rage à la pierre ou au fer qui a causé leur blessure, ou encore se déchirent eux-mêmes à belles dents, pour se venger de la douleur qu'ils ressentent: «Ainsi l'ourse de Pannonie devient plus féroce, quand elle a été atteinte du javelot que retient la mince courroie de Libye; furieuse, elle veut mordre le trait qui la déchire et poursuit le fer qui tourne avec elle (Lucain).»

Souvent en pareil cas, nous nous en prenons même a des objets inanimés.—Quelles causes n'imaginons-nous pas aux malheurs qui nous adviennent? A qui, à quoi, à tort ou à raison, ne nous en prenons-nous pas, pour avoir contre qui nous escrimer?—«Dans ta douleur, tu arraches tes tresses blondes, tu te déchires la poitrine, au point que le sang en macule la blancheur; sont-elles donc cause de la mort de ce frère bien-aimé, qu'une balle mortelle a si malheureusement frappé? Non, eh bien! prends-t'en donc à d'autres.»—A propos de l'armée romaine qui, en Espagne, venait de perdre ses deux chefs Publius et Cneius Scipion, deux frères, tous deux grands hommes de guerre, Tite Live dit: «Dans l'armée entière, chacun se mit aussitôt à verser des larmes et à se frapper la tête.» N'est-ce pas là une coutume généralement répandue?—Le philosophe Bion n'était-il pas dans le vrai, quand, en parlant de ce roi qui, dans les transports de sa douleur, s'arrachait la barbe et les cheveux, il disait plaisamment: «Pense-t-il donc que la pelade adoucisse le chagrin que nous cause la perte des nôtres?»—Qui n'a vu des joueurs déchirer et mâcher les cartes, avaler les dés, dans leur dépit d'avoir perdu leur argent.—Xercès fit fouetter la mer * de l'Hellespont, la fit charger de fers, et accabler d'insultes, et envoya un cartel de défi au mont Athos.—Cyrus se donna en spectacle à son armée, pendant plusieurs jours, par la vengeance qu'il prétendait tirer de la rivière du Gyndus, pour la peur qu'il avait eue en la franchissant.—Caligula ne détruisit-il pas un magnifique palais, pour le déplaisir qu'y avait éprouvé sa mère, qui y avait été enfermée.

Folie d'un roi voulant se venger de Dieu lui-même, d'Auguste contre Neptune, des Thraces contre le ciel en temps d'orage.—Dans ma jeunesse, il se contait dans le peuple qu'un roi de nos voisins, châtié par Dieu, jura de s'en venger.45 Pour ce faire, il ordonna que pendant dix ans, on ne le priât pas, on ne parlât pas de lui, ni même, autant qu'il pouvait l'obtenir, qu'on ne crût pas en lui. Et ce n'était pas tant la sottise de cet acte, que ce conte avait pour objet de faire ressortir, que la gloire de la nation, dont le souverain en agissait ainsi vis-à-vis de Dieu. L'outrecuidance et la bêtise vont toujours de pair; mais de tels faits tiennent plus encore du premier de ces défauts que du second.—L'empereur Auguste, ayant éprouvé sur mer une violente tempête, se mit à défier Neptune, et, pour se venger de lui, fit, dans les jeux solennels du cirque, ôter la statue de ce dieu d'avec celles des autres divinités, extravagance encore moins excusable que les précédentes. Il le fut davantage plus tard, quand, après la défaite en Allemagne de son lieutenant Quintilius Varus, de colère et de désespoir il allait, se heurtant la tête contre les murailles, en criant: «Varus, Varus, rends-moi mes légions.» De semblables insanités sont plus que de la folie, surtout quand l'impiété s'y joint et qu'elles s'attaquent à Dieu même, ou simplement à la Fortune, comme si elle pouvait nous voir et nous entendre. C'est agir à la façon des Thraces qui, pendant les orages, quand il tonne ou qu'il fait des éclairs, à l'instar des Titans, pensent amener les dieux à composition en les intimidant, et lancent des flèches contre le ciel.—Un ancien poète, rapporte Plutarque, dit «qu'il ne faut point nous emporter contre la marche des affaires qui, elles, n'ont pas souci de nos colères»; nous ne saurions en effet assez condamner cette sorte de déréglement de notre esprit.



Commentaire/Analyse

Ce texte est problématique théologiquement. Du point de vue littéraire et des idées il est comme tout ce qu’a écrit Montaigne : élégant et intelligent. Mais il témoigne d’une déchristianisation, ou disons plutôt (puisque c’est tout de même un des textes où Montaigne parle le plus de Dieu) de perte de la vision orthodoxe de l’homme. Cette perte est double : anthropologique et dualiste. L’homme y présenté comme un corps et une âme et Montaigne se désole de voir les répercutions étranges des transports de l’âme sur le corps. Montaigne parle de l’esprit en toute fin de texte, mais il me semble vouloir signifier l’âme. Or, pour l’orthodoxie, sans que cela soit dogmatisé, l’homme est porteur d’une anthprologie tripartite : corps, âme et esprit. La distinction entre l’âme et l’esprit est subtile, technique, complexe, mais bien réelle.

Quels sont les éléments permettant de mettre en avant une anthropologie tripartite ? tout d’abord le Magnificat, le magnifique chant de la Mère de Dieu, rapporté par l’Evangile selon Saint Luc : “και ειπεν μαριαμ μεγαλυνει η ψυχη μου τον κυριον και ηγαλλιασεν το πνευμα μου επι τω θεω τω σωτηρι μου” ce qui se traduit généralement par “ Et Marie dit: Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit se réjouit en Dieu, mon Sauveur” (Lc 1:46-47). On voit que Marie fait une distinction claire entre l’âme et l’esprit.

Saint Paul, dans sa première épître aux Thessaloniciens, fait référence à cette trichotomie corps, âme, esprit : “αυτος δε ο θεος της ειρηνης αγιασαι υμας ολοτελεις και ολοκληρον υμων το πνευμα και η ψυχη και το σωμα αμεμπτως εν τη παρουσια του κυριου ημων ιησου χριστου τηρηθειη” rendu par “Que le Dieu de paix vous sanctifie lui-même tout entiers, et que tout votre être, l’esprit, l’âme et le corps, soit conservé irrépréhensible, lors de l’avènement de notre Seigneur Jésus Christ!” (1 Th 5:23). Paul lui-même reconnait la difficulté de les différencier dans He 4:12 : “ζων γαρ ο λογος του θεου και ενεργης και τομωτερος υπερ πασαν μαχαιραν διστομον και διικνουμενος αχρι μερισμου ψυχης και πνευματος αρμων τε και μυελων και κριτικος ενθυμησεων και εννοιων καρδιας” rendu par “Car la parole de Dieu est vivante et efficace, plus tranchante qu’une épée quelconque à deux tranchants, pénétrante jusqu’à partager âme et esprit, jointures et moelles; elle juge les sentiments et les pensées du coeur.”

Dans la patristique, c’est le pilier Saint Irénée de Lyon qui sans ambiguité, dans son cinquième livre du traité contre les hérésies qui reprend cette trichotomie. Il écrit : “ Car la chair modelée, à elle seule, n’est pas l’homme parfait : elle n’est que le corps de l’homme, donc une partie de l’homme. L’âme, à elle seule, n’est pas davantage l’homme : elle n’est que l’âme de l’homme, donc une partie de l’homme. L’Esprit non plus n’est pas l’homme : on lui donne le nom d’Esprit, non celui d’homme. C’est le mélange et l’union de toutes ces choses qui constitue l’homme parfait.” Bien que les preuves théologiques et scripturaires soient éloquentes, il existe parfois certains théologiens prenant position pour une anthropologie dualiste : corps-âme. Nous dirons pour rester chrétiens, que ceci n’est pas très sérieux.

Seconde perte de Montaigne : il est très dualiste finalement lorsqu’il se moque des liaisons étonnantes entre âme et corps. Il semble plaider pour un corps totalement détaché des transports de l’âme. La sagesse semble se manifester selon lui, lorsque le corps ne réagit plus aux agitations de l’âme, et ne nous expose plus au danger du ridicule. Or, le Christianisme ne saurait jamais trop dire la relation qui unit chaque partie de l’homme à l’autre. Et le corps va servir à domestiquer l’âme. Ce ne sont pas uniquement les exercices psychiques qui vont faire grandir notre âme. L’Eglise le stipule avec force par le carême. La faim physique est intimement liée à une faim psychique et spirituelle. Ainsi, le corps du chrétien n’est pas un frein pour son âme, mais un laboratoire d’élévation psychique et spirituelle.

La pensée de Montaigne est néanmoins précieuse car elle nous introduit vers des notions de fétichisme : utiliser un substitut matériel pour combler un vide métaphysique. Ceci est indubitablement le signe d’un problème. Différence avec Montaigne : la solution passera aussi par le corps, pas par la négation du corps.

PS : pour ceux qui sont intéressés par l’anthropologie tripartite, le Père Jean Boboc a écrit l’ouvrage le plus complet actuellement sur la question : la grande métamorphose