Montaigne (commentaire de la pensée 13) : le roi et le prophète
Texte original de Montaigne
Cérémonial des entrevues des rois.
tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm
Attendre chez soi un grand personnage dont la visite est annoncée, est plus régulier que d'aller au-devant de lui, ce qui expose à le manquer.—Dans nos usages, ce serait un grave manque de courtoisie vis-à-vis d'un égal, et à plus forte raison vis-à-vis d'un grand, de ne pas nous trouver chez nous, quand il nous a prévenu qu'il doit y venir. Marguerite, reine de Navarre, ajoutait même à ce propos que pour un gentilhomme c'est une atteinte à la politesse, de quitter sa demeure, comme cela se fait le plus souvent, pour aller au-devant de la personne qui vient chez lui, quel que soit le rang de cette personne; qu'il est plus respectueux et plus poli de l'attendre chez soi pour la recevoir, ne fût-ce que par peur de la manquer en chemin et qu'il suffit de l'accompagner seulement quand elle vous quitte. M'affranchissant chez moi, le plus possible, de toute cérémonie, j'oublie souvent l'une et l'autre de ces futiles obligations; il en est qui s'en offensent, qu'y faire? Il vaut mieux que je l'offense, lui, une unique fois, que d'avoir à en souffrir moi-même tous les jours; ce deviendrait une contrainte continue. A quoi servirait d'avoir fui la servitude des cours, si elle vous suit jusque dans votre retraite?—Il est également dans les usages qu'à toute réunion, les personnes de moindre importance soient les premières rendues; comme faire attendre, est du meilleur genre pour les personnages en vue.
Dans les entrevues des souverains, on fait en sorte que celui qui a la prééminence se trouve le premier au lieu désigné.—Toutefois à l'entrevue qui eut lieu à Marseille entre le pape Clément VII et le roi François Ier, le roi, après avoir ordonné les préparatifs nécessaires, s'éloigna de la ville et laissa au pape, avant de le venir voir, deux ou trois jours pour faire son entrée et se reposer.—De même, à l'entrevue, à Bologne, de ce même pape et de l'empereur Charles-Quint, celui-ci fit en sorte que le pape y arrivât le premier, et lui-même n'y vint qu'après lui.—C'est, dit-on, le cérémonial spécial aux entrevues de tels princes, qui veut que le plus élevé en dignité, arrive le premier au lieu assigné comme rendez-vous, avant même celui dans les États duquel ce lieu se trouve situé; moyen détourné de faire que celui auquel appartient la préséance, paraisse recevoir ceux de rang moins élevé qui, de la sorte, ont l'air d'aller à lui, au lieu que ce soit lui qui vienne à eux.
Il est toujours utile de connaître les formes de la civilité, mais il faut se garder de s'en rendre esclave et de les exagérer.—Non seulement chaque pays, mais chaque ville et même chaque profession ont, sous le rapport de la civilité, leurs usages particuliers. J'y ai été assez soigneusement dressé en mon enfance, et ai assez vécu en bonne compagnie, pour ne pas ignorer ceux qui se pratiquent en France; je pourrais les enseigner aux autres. J'aime à les suivre, mais non pas avec une servilité telle que ma vie en soit entravée. Quelques-uns de ces usages sont gênants; et on ne cesse pas de faire montre de bonne éducation si, par discrétion et non par ignorance, on vient à les omettre. J'ai vu souvent des personnes manquer à la politesse, en l'exagérant au point d'en être importunes.
Au demeurant, c'est une très utile science, que celle de savoir se conduire dans le monde. Comme la grâce et la beauté, elle vous ouvre les portes de la société et de l'intimité; elle nous donne, par suite, occasion de nous instruire par ce que nous voyons faire à autrui; et ce que nous faisons nous-mêmes est mis à profit par les autres, quand cela est bon à retenir et qu'ils peuvent se l'assimiler.
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Commentaire/Analyse
Dans cette pensée, il est intéressant de se pencher sur la problématique qui relie l’autorité religieuse à l’autorité politique. La dynamique décrite par Montaigne montre que pour
lui, le débat n’a même pas lieu : le patriarche de Rome avait la prééminence sur les souverains. C’est la manifestation d’une problématique qui est vieille comme la religion
et la politique. Qu’en dit le biblique ? cette cohabitation est toujours complexe. Entre souverains et prophètes, quelle que soit la valeur spirituelle du souverain, la relation
est toujours compliquée : David et Nathan pour un souverain estimable, Antipas et Jean le Baptiste pour un souverain médiocre.
Dans la subtilité de cette dialectique, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas correctement dans ce que décrit Montaigne : il compare ces deux souverains comme s’ils étaient
de même nature. Mais un dirigeant spirituel et un dirigeant politique ne sont pas de même ordre. Il est évident que le dirigeant spirituel a une forme de prééminence sur le
dirigeant politique, mais qui doit s’exprimer différement que ce que rapporte Montaigne dans sa pensée. Nathan vient voir David et lui parle très durement pour lui faire comprendre
ses fautes, mais Nathan ne dirige pas David sur le plan politique. Pourquoi cette prééminence ? Parce que Nathan exprime ce que Dieu veut dire !! quelle chose pourrait avoir prééminence
sur cela ?
Un souverain doit se souvenir qu’il est souverain par la volonté divine, afin de permettre au plus grand nombre d’accomplir la volonté divine. Quelques rois se sont tenus
à cette tâche. Trop peu nombreux hélas !! le système démocratique actuel étant par nature oligarchique, les souverains actuels, que nous appelons président de la république
ne servent pas dans une dimension spirituelle, mais bel et bien les intérêts des plus riches. Ils le font d’une façon dévouée, il faut bien le reconnaître. Plaise à Dieu
que nous retrouvions des souverains zélés pour Dieu comme nos gouvernants sont les serviteurs zélés de la banque.
En réponse à Montaigne, voici un extrait de la philocalie, dans un extrait d’Ilias le presbytre, dans sa quatrième anthologie, point 100 :
“si quelqu’un, qui recevant un roi dans sa demeure devient par cela illustre, admiré et rempli de joie, combien plus le sera son âme, lorsque purifiée,
elle accueillera le roi des rois, selon son inébranlable promesse ? Mais il doit être très attentif, à ne recevoir que ce qui plaira à ce roi, et ne surtout
pas recevoir ce qui pourrait lui déplaire”.
En laissant la préséance au Pape, François Ier a mis les choses dans le bon ordre, mais lorsque nous regardons son règne, a-t-il vraiment oeuvré pour la gloire de Dieu ?