Texte original de Montaigne

Cérémonial des entrevues des rois.

tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm

La vaillance a ses limites; et qui s'obstine à défendre à outrance une place trop faible, est punissable.—La vaillance a ses limites, comme toute autre vertu; ces limites outrepassées, on peut être entraîné jusqu'au crime. Cela peut devenir de la témérité, de l'obstination, de la folie, chez qui en ignore les bornes, fort malaisées, en vérité, à définir quand on approche de la limite. C'est de cette considération qu'est née, à la guerre, la coutume de punir, même de mort, ceux qui s'opiniâtrent à défendre une place qui, d'après les règles de l'art militaire, ne peut plus être défendue. Autrement, comptant sur l'impunité, il n'y a pas de bicoque qui n'arrêterait une armée.

M. le connétable de Montmorency, au siège de Pavie, ayant reçu mission de passer le Tessin et de s'établir dans le faubourg Saint-Antoine, s'en trouva empêché par une tour, située à l'extrémité du pont, à la défense de laquelle la garnison s'opiniâtra au point qu'il fallut l'enlever d'assaut; le connétable fit pendre tous ceux qui y furent pris.—Plus tard, accompagnant M. le Dauphin en campagne par delà les monts, et s'étant emparé de vive force du château de Villane, tout ce qui était dedans fut tué par les soldats exaspérés, hormis le capitaine et l'enseigne, que pour punir de la résistance qu'ils lui avaient opposée, il fit étrangler et pendre tous deux.—Le capitaine Martin du Bellay en agit de même à l'égard du capitaine de St-Bony, gouverneur de Turin, dont tous les gens avaient été massacrés, au moment même de la prise de la place.

L'appréciation du degré de résistance et de faiblesse d'une place est difficile; et l'assiégeant qui s'en rend maître, est souvent disposé à trouver que la défense a été trop prolongée.—L'appréciation du degré de résistance ou de faiblesse d'une place résulte des forces de l'assaillant et de la comparaison de ses moyens d'action; tel en effet, qui s'opiniâtre avec juste raison à résister contre deux couleuvrines, serait insensé de prétendre lutter contre trente canons; il y a aussi à considérer la grandeur que donnent à un prince, que l'on a pour adversaire, les conquêtes qu'il a déjà faites, sa réputation, le respect qu'on lui doit. Mais il y a danger à tenir par trop compte de ces dernières considérations qui, en ces mêmes termes, peuvent être de valeur bien différente; car il en est qui ont une si grande opinion d'eux-mêmes et des moyens dont ils disposent, qu'ils n'admettent pas qu'on ait la folie de leur tenir tête; et, autant que la fortune leur est favorable, ils égorgent tout ce qui leur fait résistance. Cela apparaît notamment dans les expressions en lesquelles sont conçues les sommations et défis des anciens princes de l'Orient et même de leurs successeurs; dans leur langage fier et hautain, se répètent encore aujourd'hui les injonctions les plus barbares.—Dans la région par laquelle les Portugais entamèrent la conquête des Indes, ils trouvèrent des peuples chez lesquels c'est une loi générale, d'application constante, que tout ennemi vaincu par le roi en personne, ou par son lieutenant, n'est ni admis à payer rançon, ni reçu à merci; autrement dit, est toujours mis à mort.

Comme conclusion: qui en a la possibilité, doit surtout se garder de tomber entre les mains d'un ennemi en armes, qui est victorieux et a pouvoir de décider de votre sort.


Commentaire/Analyse


Il est commun de dire qu’en théologie, le monde réel donne des indications concernant le monde spirituel. Le monde physique conçu par Dieu est une immense catéchèse. Cette pensée de Montaigne est pourtant à prendre dans une optique non pas statique, mais bien dynamique. Car si les espèces animales les plus évoluées réalises également des guerres (nous pouvons le constater dans le monde des fourmis par exemple) la guerre que décrit Montaigne est bien différente de la guerre spirituelle. En effet, la guerre exposée par Montaigne témoigne d’un certain savoir-vivre : lorsqu’une position est perdue, on se rend, de façon à ne pas rentrer dans une phase de combat inutile. Il donne des exemples qui montrent que les commandants qui ne se sont pas pliés à cet usage de la guerre, l’ont payé de leur vie. Mais c’est là où l’on passe du statique au dynamique : la guerre décrite par Montaigne, n’existe plus de nos jours. Auparavant elle était l’affaire des militaires. Elle se concentre aujourd’hui sur les civils. Si l’on voulait foare de l’humour noir, l’on pourrait malheureusement dire qu’en temps de guerre, être militaire est bien plus prudent que d’être civil…

En ceci, la dynamique de la guerre actuelle se rapproche terriblement de ce qu’est la guerre spirituelle : elle n’épargne personne. Les ennemis attaquent de façon aveugle tout le monde, et le combat doit être sans merci. Le panache de Montaigne est fini depuis bien longtemps, et ne sert de rien dans le cadre de la guerre spirituelle. Et surtout, l’on ne doit jamais s’avouer vaincu, même si les défaites sont nombreuses. Chaque péché est une défaite, mais chaque relèvement est une victoire.



Sur la guerre spirituelle, Saint Pierre de Damas, a écrit ces paroles décisives : “le courage ne consiste pas en l’oppression et la défaite de son voisin; car ceci relève de la domination qui dépasse les limites du courage. Cela ne consiste pas non plus en la fuite des épreuves qui accompagne la pratique des vertus. Car ceci relève de la couardise et n’est bien évidemment pas le courage. Le courage consiste justement dans la persévérance du fait de surmonter les passions du corps et de l’âme. Car la lutte n’est pas contre la chair et le sang, comme le firent les Juifs des temps anciens, où la conquête des autres nations était alors la volonté divine; ‘Car nous n’avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les dominations, contre les autorités, contre les princes de ce monde de ténèbres, contre les esprits méchants dans les lieux célestes.’ (Ep 6:12). Celui qui conquiert conquiert spirituellement. Sinon il est conquis par les passions. La guerre décrite dans l’AT préfigure notre lutte spirituelle”.
(extrait du livre 2, sur les 24 discours, discours 19 sur le courage)

St Pierre de Damas donne ici un élément essentiel : les luttes militaires du peuple d’Israël, sont les seules luttes qui doivent accompagner de façon typologique nos combats spirituels. Montaigne ici ne peut être que l’évocation d’un passé révolu qui montre combien futile est la notion de progrès.