Texte original de Montaigne

Ce qui est profit pour l’un est dommage pour l’autre.

tiré du projet gutenberg ici : http://www.gutenberg.org/files/48529/48529-h/48529-h.htm

Dans toute profession, on ne fait bien ses affaires qu'aux dépens d'autrui.—Demades, d'Athènes, prononça une condamnation contre un homme de cette ville qui faisait commerce des choses nécessaires aux enterrements, lui reprochant d'en tirer un trop grand profit, qui ne pouvait se produire sans la mort de beaucoup de gens. Ce jugement ne me semble pas équitable, parce qu'il n'y a profit pour personne, sans que ce ne soit aux dépens d'autrui, et qu'à ce compte, tout gain de toute nature serait condamnable.

Le marchand ne fait bien ses affaires que parce que la jeunesse aime le plaisir; le laboureur, que lorsque le blé est cher; l'architecte, quand les maisons tombent en ruine; tout ce qui tient à la magistrature, vit de nos procès et de nos querelles; les ministres de la religion eux-mêmes tirent honneur et profit de notre mort et de nos faiblesses qu'il nous faut racheter; aucun médecin, ainsi que le dit le comique grec de l'antiquité, ne voit avec satisfaction ses amis eux-mêmes se bien porter; non plus que le soldat, son pays en paix avec les peuples voisins; et ainsi du reste. Et, qui pis est, chacun qui regarde en lui-même, y voit que la plupart des souhaits qu'il fait au plus profond de son cœur, ne se réalisent qu'aux dépens d'autrui qu'ils ont pour point de départ. En y réfléchissant, il me paraît qu'en cela la nature ne se départit pas de son principe essentiel, car les physiciens admettent que toute chose ne naît, ne se développe et croît que par l'altération et la transformation d'une autre: «Dès qu'une chose quelconque change de manière d'être, il en résulte aussitôt la mort de ce qu'elle était auparavant (Lucrèce).»


Commentaire/Analyse





L’homme en question est qualifié de voleur par son accusateur. Montaigne considère qu’il n’en est pas un, car ainsi va l’ordre du monde en terme de commerce. Le souci de son accusateur était peut-être une problématique liée à l’exploitation abusive d’une position dominante. Il est évident que quelqu’un doit s’occuper des obsèques. Mais de quelle façon, là est la question…

Voyons la définition du voleur par Saint Maxime le Confesseur :

“65 : un voleur est un homme qui pour tromper ceux qui l’écoutent prétend écouter les principes divins. Ainsi, il n’est pas venu pour connaître la vraie qualité de ces principes au travers de ses actions, mais traffique la gloire principalement en parlant d’elle, espérant que de cette façon il va apparaître comme quelqu’un de vertueux pour ses auditeurs et captiver ainsi leur admiration. Pour le dire simplement, celui dont la vie n’est pas identique au discours, et celui dont l’intériorité est opposée à la connaissance spirituelle, est un voleur, dont le larcin ne prouve pas qu’il soit mauvais. L’Ecriture parle clairement de lui lorsqu’elle dit ‘Mais Dieu dit à l’impie : pourquoi énumères tu mes statuts et as-tu mon alliance dans ta bouche ?’.

66 : un homme est également un voleur lorsqu’il dissimule le mal caché de son âme derrière une apparence de vie vertueuse, et cache son intériorité avec un vernis d’innocence. De la même façon qu’un type de voleur vole la pensée de son audience par des mots sages en apparence, ce type précis de voleur subtilise les sens de ceux qui l’observent par la présence de la vertu. De lui il est dit : ‘honte à vous qui êtes habillés dans des vêtements qui ne vous appartiennent pas’ et ‘en ce jour le Seigneur révèlera leur prétention’. Il me semble entendre ceci chaque jour dans l’atelier de mon coeur, et je suis condamné des deux façons” (Centurie no 4)

Ainsi, pour Saint Maxime, nous sommes tous des voleurs, car ce texte nous décrit admirablement, et pour Montaigne, nous ne pouvons pas faire autrement que de fonctionner de la sorte. Le souci de l’accusation de Demades était qu’elle pointait l’autre du doigt alors que comme l’enseigne Maxime, chacun est atteint de cette turpitude. On pourra considérer que la situation décrite par Montaigne est tout de même éloignée de celle décrite par Maxime. Mais en fait c’est la même chose : le voleur est celui qui profite d’une situation pour en retirer un intérêt non mérité. Pour Demades, la mort des habitants de la ville, pour Maxime, l’énoncé hypocrite de vertus. Qui n’a pas blamé un menteur, alors qu’il est menteur ? qui n’a pas blamé la paresse tout en étant paresseux ? Montaigne est ici à mi-chemin de la solution, mais un mi-chemin dangereux. En effet il considère qu’il n’y a pas de vol, car ainsi va le monde. Le risque de cette position est de considérer que le monde tel qu’il est est normal. Il n’est pas normal, il est déchu. Il doit être rendu à la volonté divine. Mais la qualité de cette position est de considérer que le comportement de celui qui était pointé du doigt n’est pas extraordinaire. Il est au contraire normatif. Ainsi, dans le monde actuel, il ne faut pas voir les autres comme le problème, mais soi-même comme une partie de la solution, puisqu’aussi une partie du problème. Ceci amène la disctinction subtile entre le péché personnel (celui que nous commettons) et les structures de péché impersonnel (un péché dont nous sommes le complice passif tel que acheter une paire de chaussure réalisée par un enfant à l’autre bout du monde). Le péché doit être combattu dans les deux sphères…