Texte original de Montaigne

Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.

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Une même ligne de conduite peut aboutir à des résultats dissemblables.

Magnanimité du duc de Guise à l'égard de qui méditait de l'assassiner.—Jacques Amyot, grand aumônier de France, me contait un jour le fait suivant, tout à l'honneur d'un de nos princes d'entre les plus hauts en dignité, bien que d'origine étrangère. Au commencement de nos troubles, au siège de Rouen, il fut averti par la reine, mère du roi, d'un complot formé contre sa vie. Les lettres de la reine mentionnaient spécialement celui qui en était le chef, un gentilhomme angevin ou manceau qui, en ce moment et pour en arriver à ses fins, fréquentait d'une façon assez suivie la maison du Prince. Celui-ci ne communiqua à personne cet avis; le lendemain, se promenant au mont Sainte-Catherine, où étaient établis les canons qui battaient la ville qu'alors nous assiégions, ayant près de lui le grand aumônier de qui je tiens le fait et un autre évêque, il aperçut le gentilhomme qui lui avait été signalé et le fit appeler. Quand celui-ci fut en sa présence, le voyant pâlir et trembler parce qu'il n'avait pas la conscience tranquille, il lui dit: «Monsieur un tel, vous vous doutez bien de ce que je vous veux, votre visage l'indique. N'essayez pas de me rien cacher; je suis complètement au courant de vos intentions; vous ne feriez qu'empirer votre cas, en cherchant à le pallier. Vous connaissez ceci, cela (c'était la teneur même des pièces les plus secrètes ayant trait au complot); sur votre vie, confessez-moi donc tout, sans réticence aucune.» Quand le pauvre homme se vit pris et convaincu (car tout avait été révélé à la reine par un de ses complices), il n'eut plus qu'à joindre les mains et à demander grâce et miséricorde au prince, aux pieds duquel il voulut se jeter. Le prince l'en empêcha et continuant: «Voyons, vous ai-je autrefois, en quelque occasion, causé quelque déplaisir? ai-je offensé quelqu'un des vôtres par haine personnelle? Il n'y a pas trois semaines que je vous connais, quelle raison vous a déterminé à vouloir m'assassiner?» Le gentilhomme répondit d'une voix tremblante que ce n'était pas par animosité particulière contre lui, mais pour servir l'intérêt général de son parti; qu'on lui avait persuadé que ce serait œuvre pie que de se débarrasser, de quelque manière que ce fût, d'un aussi puissant ennemi de la religion réformée. «Hé bien, poursuivit le prince, je veux vous montrer combien ma religion est plus tolérante que celle que vous pratiquez; la vôtre vous a poussé à me tuer, sans m'entendre, alors que je ne vous ai point offensé; la mienne me commande de vous pardonner, alors que vous êtes convaincu d'avoir voulu, sans raison, attenter à ma vie. Allez-vous en, retirez-vous, que je ne vous voie plus ici; ce sera sage à vous de ne prendre dorénavant pour conseil, en vos entreprises, que des gens qui soient plus hommes de bien que ceux auxquels vous vous êtes adressé en cette circonstance.

Clémence d'Auguste envers Cinna en semblable circonstance.—L'empereur Auguste, étant en Gaule, averti d'une conjuration que tramait contre lui L. Cinna, résolut de sévir et convoqua à cet effet ses amis en conseil pour le lendemain. Dans la nuit, en proie à une grande agitation, songeant qu'il lui fallait punir de mort un jeune homme de bonne famille, neveu du grand Pompée, les perplexités qu'il en ressentait, se reflétaient dans l'expression des pensées de toutes sortes qui l'occupaient: «Hé quoi, faisait-il, sera-t-il dit que je vivrai constamment dans la crainte et dans de continuelles alarmes, tandis que mon meurtrier sera libre d'aller et de venir à son gré? Le laisserai-je indemne, lui qui a attenté à mes jours qui si souvent ont échappé aux périls de tant de guerres civiles, de tant de batailles livrées et sur terre et sur mer, alors que je suis parvenu à doter le monde de la paix universelle? Puis-je l'absoudre, quand il a voulu non seulement m'assassiner, mais me sacrifier (les conjurés avaient projeté de le tuer pendant un sacrifice qu'il devait accomplir)?» Puis s'étant tu quelques instants, il reprit à haute voix, s'en prenant cette fois à lui-même: «Pourquoi vis-tu, se disait-il, puisque tant de gens ont intérêt à ta mort? Tes vengeances et tes cruautés n'auront-elles donc pas de fin? Ta vie vaut-elle tant de rigueurs pour la défendre?» Livie, sa femme, voyant ses angoisses, lui dit: «Accepteras-tu les conseils d'une femme? Que ne fais-tu comme les médecins; quand les remèdes dont ils usent d'habitude sont sans effet, ils essaient ceux qui produisent des effets contraires. Jusqu'ici la sévérité n'a donné aucun résultat; les conjurations ont succédé les unes aux autres: Lépidus a suivi Savidianus; Muréna; Lépidus; Cæpio, Muréna; Egnatius, Cæpio; essaie ce que produiront la douceur et la clémence. La culpabilité de Cinna est prouvée, pardonne-lui, il sera mis de la sorte dans l'impossibilité de te nuire et cela ajoutera à ta gloire.» Auguste, satisfait d'avoir trouvé en sa femme un écho des sentiments que lui-même éprouvait, la remercia, contremanda le conseil auquel il avait convoqué ses amis et ordonna qu'on fît venir Cinna et qu'il vînt seul. Quand celui-ci se présenta, Auguste fit sortir tout le monde de sa chambre, lui fit prendre un siège et lui parla en ces termes: «Tout d'abord, Cinna, je te demande de demeurer tranquille; écoute-moi sans m'interrompre, je te donnerai ensuite tout le temps et le loisir de me répondre. Tu le sais, Cinna, tu as été pris dans le camp de mes ennemis et je t'ai épargné alors que non seulement tu avais embrassé leur cause, mais encore quand, par le fait de ta naissance, tu étais des leurs; je te remis en possession de tous tes biens et t'ai en somme si bien traité, si haut placé, que les vainqueurs envient le sort du vaincu. La charge du sacerdoce que tu m'as demandée, je te l'ai accordée, alors que je l'avais refusée à d'autres dont les pères ont toujours combattu pour moi; et, m'ayant de telles obligations, tu as formé le projet de m'assassiner.» Sur quoi Cinna s'étant récrié qu'il était bien éloigné d'avoir de si méchantes pensées, Auguste poursuivit: «Tu ne me tiens pas, Cinna, la promesse que tu m'as faite; tu t'étais engagé à ne pas m'interrompre. Oui, tu as entrepris de me tuer en tel lieu, tel jour, en telle compagnie et de telle façon.» Et, le voyant atterré par ces renseignements donnés d'une façon si précise, gardant le silence, non plus parce qu'il l'avait promis, mais sous l'effet des reproches de sa conscience: «A quel mobile obéis-tu donc? continua Auguste. Est-ce pour être empereur? Ce serait vraiment par trop malheureux pour les affaires publiques, qu'il n'y eût que moi pour être un empêchement à ton accession à l'empire; tu ne parviens pas seulement à défendre ta propre maison, et dernièrement encore tu as perdu un procès engagé contre un simple affranchi! Devenir César, est-ce donc là tout ce que tu sais faire, tout ce dont tu es capable? s'il n'y a que moi qui fasse obstacle à la réalisation de tes espérances, je suis prêt à abdiquer. Mais penses-tu que Paulus, que Fabius, que les Cosséens et les Serviliens t'acceptent, eux et tous ces nobles en si grand nombre, nobles par leurs noms et aussi par leurs vertus qui rehaussent leur noblesse?» Après plusieurs autres propos se rapportant à la situation (car il l'entretint pendant plus de deux heures): «Va, Cinna, lui dit-il, je te donne à nouveau la vie que, comme traître et parricide, tu mérites de perdre; je te la donne comme autrefois je te la donnai, alors qu'étant mon ennemi, elle était entre mes mains. A dater de ce jour, soyons amis et voyons qui de nous deux sera de meilleure foi, de moi qui te fais grâce, ou de toi qui la reçois.» Sur ces mots, il le congédia. Quelque temps après, il lui donna le consulat, lui reprochant de n'avoir pas osé le lui demander. Auguste reçut la juste récompense de sa clémence en cette occasion; Cinna lui demeura depuis profondément attaché, et, à sa mort, le fit le seul héritier de tous ses biens; à partir de cet événement qui arriva dans sa quarantième année, aucune conjuration, aucun complot ne se formèrent plus contre lui.—Il n'en fut pas de même de celui de nos princes dont il a été question plus haut; sa magnanimité ne l'a pas empêché de succomber depuis, à un attentat pareil à celui auquel il avait échappé une première fois, tant la prudence humaine est chose vaine et sur laquelle il est difficile de faire fond! Quels que soient nos projets, les conseils auxquels nous recourons, les précautions que nous prenons, la fortune est toujours là qui tient en ses mains les événements.

La médecine n'est pas le seul art où la fortune ait une large part dans le succès; les beaux-arts, les lettres, les entreprises militaires sont dans le même cas.—Nous disons des médecins qu'ils sont heureux, quand ils obtiennent un bon résultat, comme s'il n'y avait que leur art qui ne puisse se suffire à lui-même, qu'il soit le seul dont les bases sur lesquelles il repose soient si faibles qu'elles ne puissent le soutenir; comme si enfin il n'y avait que lui qui ne puisse atteindre au succès sans l'assistance de la fortune. Sur la médecine, je crois à tout le bien et à tout le mal qu'on en peut dire, car, Dieu merci, je n'en use pas. J'en agis avec elle au rebours des autres; en tous temps je n'en fais aucun cas; mais quand je suis malade, au lieu de compter sur elle, je la prends en grippe et la redoute; à ceux qui me pressent d'avoir recours à ses drogues, je réponds d'attendre au moins que mes forces soient revenues et que je sois rétabli, afin d'être plus à même d'en supporter l'effet et les chances que j'en vais courir. Je préfère laisser agir la nature, pensant bien qu'elle a bec et ongles pour se défendre contre les assauts auxquels elle est en butte, et protéger notre organisme des atteintes dont elle a charge de nous garantir. Je crains qu'en voulant lui porter secours, alors qu'elle est aux prises immédiates avec la maladie, qu'elle fait corps avec elle, je ne vienne en aide à celle-ci, au lieu de lui venir en aide à elle-même, et de lui mettre ainsi de nouvelles affaires sur les bras.

Or, je prétends que la part de la fortune est grande, non seulement dans le cas de la médecine, mais dans celui de nombre de branches des connaissances humaines qui semblent en être plus indépendantes. Les inspirations poétiques par exemple, qui s'emparent d'un auteur, le ravissent hors de lui; pourquoi ne pas les attribuer à sa bonne chance? Lui-même confesse qu'elles dépassent ce dont il est capable, qu'elles ne viennent pas de lui, qu'il ne saurait atteindre à pareille hauteur; ainsi du reste que les orateurs, lorsqu'ils ont de ces mouvements, de ces envolées extraordinaires qui les emportent au delà de tout ce qu'ils avaient conçu. De même dans la peinture, le peintre n'arrive-t-il pas parfois à des effets bien supérieurs à ce que son imagination et son talent lui faisaient concevoir, qui le transportent d'imagination et l'étonnent lui-même. Mais la part qu'a la fortune en toutes choses, qui se manifeste déjà par la grâce et la beauté que présentent certaines œuvres sans que l'auteur ait visé semblable effet, apparaît d'une façon bien plus évidente encore quand ces mêmes qualités se rencontrent à son insu. Certains lecteurs, particulièrement doués, ne découvrent-ils pas souvent dans un ouvrage, des beautés qui leur semblent atteindre la perfection, que l'auteur n'a pas conscience d'y avoir mises, qu'il n'y a pas aperçues? ces lecteurs, du fait de leur imagination, ajoutent à la forme et au sens, qui leur apparaissent ainsi beaucoup plus riches.

Quant aux entreprises militaires, chacun sait combien la fortune y a large part; même en dehors de l'exécution, dans les conseils que nous tenons et les résolutions que nous prenons, la chance et la malchance y ont place, et ce que peut notre habileté est peu de chose; plus elle est perspicace et vive, plus elle est faible et a sujet de se défier d'elle-même. Je suis de l'avis de Sylla; quand j'examine attentivement les faits de guerre les plus glorieux, il m'apparaît, ce me semble, que ceux qui les ont accomplis, n'ont pris conseil et délibéré sur la conduite à tenir que par acquit de conscience, et qu'en engageant l'affaire, ils se sont surtout abandonnés à leur bonne fortune; confiants qu'elle leur viendrait en aide, ils se sont, en maintes circonstances, laissé entraîner au delà des bornes de la raison. Leur résolution présente parfois l'empreinte d'une confiance excessive ou d'un désespoir inexplicable qui les poussent le plus souvent à prendre le parti le moins rationnel en apparence et grandit leur courage à un degré surnaturel. C'est ce qui a conduit plusieurs grands capitaines de l'antiquité, pour faire accepter par leurs soldats leurs résolutions téméraires, à répandre la croyance qu'elles leur étaient inspirées par un génie familier, et le succès prédit par des signes précurseurs.

Parti à prendre lorsque ce qui peut s'ensuivre donne lieu à incertitude.—Voilà pourquoi dans l'incertitude et la perplexité où nous met l'impuissance dans laquelle nous sommes de discerner et de choisir ce qui convient le mieux, en raison des difficultés et accidents inhérents à chaque chose, le plus sûr, quand d'autres considérations ne nous y amèneraient pas, est, à mon avis, de se rejeter sur le parti qui se présente comme le plus honnête et le plus juste; et, puisqu'on est en doute sur le plus court chemin, de toujours suivre la voie droite. C'est ainsi que dans les deux exemples que j'ai donnés plus haut, il n'y a pas de doute que pardonner l'offense reçue, était plus beau et plus généreux que d'en agir différemment. Si cela n'a pas réussi au premier, il ne faut pas en accuser la noble conduite qu'il a tenue; peut-on savoir, s'il s'était arrêté au parti contraire, s'il eût échappé à la mort que le destin lui réservait? en tout cas, il eut perdu la gloire que lui a value son acte * de bonté si remarquable.

Il n'est pas avantageux de s'attacher à prévenir les conjurations par la rigueur.—L'histoire mentionne force gens en proie à la crainte d'attentats ourdis contre eux, et la plupart se sont appliqués à les déjouer en les prévenant et recourant aux supplices; j'en vois fort peu auxquels ce système ait réussi, témoin tant d'empereurs romains. Celui que menace un semblable danger, ne doit compter beaucoup ni sur sa puissance, ni sur sa vigilance, car il est bien malaisé de se garantir d'un ennemi qui se dissimule, en feignant d'être de nos meilleurs amis et de connaître les desseins et pensées intimes de ceux qui nous approchent. Il aura beau se constituer une garde recrutée à l'étranger et s'entourer constamment d'hommes armés, quiconque ne tient pas à la vie, sera toujours maître de celle d'autrui; et puis, cette suspicion continuelle qui le met en doute contre tout le monde, doit être un tourment excessif.—Dion, averti que Calipsus guettait une occasion de le frapper, n'eut pas le courage d'éclaircir le fait, préférant mourir, dit-il, que d'être dans la triste obligation d'avoir à se garder non seulement de ses ennemis, mais aussi de ses amis.—Cette même idée, Alexandre le Grand la traduisit en fait, d'une façon bien plus nette et plus énergique: avisé par une lettre de Parménion que Philippe, son médecin préféré, avait été corrompu à prix d'argent par Darius pour l'empoisonner, en même temps qu'il donnait la lettre à lire à Philippe, il avalait le breuvage que celui-ci venait de lui présenter. Voulut-il par là montrer que si ses amis voulaient attenter à ses jours, il renonçait à sa défendre contre eux? Personne ne s'est plus confié à la fortune que ce prince, mais je ne sais rien de sa vie qui témoigne plus de fermeté que cet acte, ni qui soit si beau, sous quelque aspect qu'on l'envisage.

Triste état d'un prince en proie à la défiance.—Ceux qui prêchent aux princes d'être constamment en défiance, sous prétexte d'assurer leur sûreté, les poussent à leur perte et à leur honte; car rien de noble ne se fait sans risques à courir. J'en connais un, très brave et entreprenant par nature, auquel on a fait perdre toutes les belles occasions de s'illustrer, en lui répétant sans cesse: «Qu'il demeure à l'abri au milieu des siens; ne se prête à aucune réconciliation avec ses anciens ennemis; se tienne à part, sans se confier à plus puissant que lui, quelques promesses qui lui soient faites, quelques avantages que cela semble présenter.» J'en sais au contraire un autre qui, en suivant le conseil opposé, a avancé sa fortune d'une manière inespérée.

La hardiesse permet seule de réaliser de grandes choses.—De la hardiesse qui procure la gloire dont les princes sont si avides, on peut aussi magnifiquement faire preuve, qu'on soit en pourpoint ou armé de pied en cap, dans un cabinet que dans les camps, que l'on reste calme ou que l'on soit menaçant; la prudence, si pleine d'attention, si circonspecte, est l'ennemie mortelle des grandes choses. Scipion, pour gagner la bonne volonté de Syphax, n'hésita pas à quitter son armée, abandonnant l'Espagne nouvellement conquise et dont la soumission pouvait encore être douteuse, pour passer en Afrique, avec simplement deux navires, se remettant, en pays ennemi, au pouvoir d'un roi barbare, sur la bonne foi duquel il n'était pas fixé, sans garantie, sans otages, se confiant seulement à son grand courage, à sa bonne fortune et dans la pensée de voir se réaliser les hautes espérances qu'il avait conçues: «La confiance que nous accordons à un autre, nous gagne souvent la sienne (Tite Live).»—Qui a de l'ambition et vise à la célébrité doit, au contraire, se garder d'une prudence exagérée, ne pas prêter aux soupçons, non plus que s'y laisser trop entraîner soi-même; la crainte et la défiance font naître l'offense et la provoquent. Le plus défiant de nos rois rétablit ses affaires, surtout en se confiant de son propre mouvement à ses ennemis, au risque de sa vie et de sa liberté, montrant par là la pleine confiance qu'il avait en eux, afin de les amener à en avoir en lui.—A ses légions mutinées, César opposa uniquement l'attitude qui convient à qui exerce l'autorité et un langage élevé; il avait une telle confiance en lui-même et en sa fortune, qu'il ne craignit pas de s'abandonner et de s'exposer à une armée séditieuse et rebelle: «Il parut sur un tertre de gazon, debout, le visage impassible; sans crainte pour lui-même, il sut l'inspirer aux autres (Lucain).»

Conduite à tenir en cas d'émeute; la confiance qu'on montre doit, pour porter fruit, être ou paraître exempte de crainte.—Mais il est certain qu'une semblable assurance qui procure un si grand ascendant, n'est naturelle et ne peut avoir tout son effet que chez ceux auxquels la perspective de la mort et de ce qui peut arriver de pire sous tous rapports, ne cause pas d'effroi; une attitude quelque peu tremblante, qui semble douter et être incertaine du résultat, chez celui qui poursuit l'apaisement, ne peut aboutir à rien qui vaille, pour peu que la situation soit grave. C'est un excellent moyen de gagner les cœurs et la bonne volonté des gens, que de se présenter à eux fier et confiant, sous condition que ce soit de son propre mouvement, sans y être contraint par la nécessité et que le sentiment qui nous anime soit sincère et franc, ou tout au moins qu'on ne semble pas avoir d'inquiétude.—J'ai vu dans mon enfance un gentilhomme, commandant d'une ville importante, aux prises avec un violent mouvement d'effervescence populaire. Pour apaiser ces troubles à leur début, il prit le parti de sortir du lieu où il se trouvait et était en parfaite sûreté et d'aller aux mutins; mal lui en prit, ils le massacrèrent. Sa faute en cette circonstance ne fut pas tant, à mon avis, de sortir, comme on en fait d'ordinaire reproche à sa mémoire, que d'être entré dans la voie des concessions et d'avoir manqué d'énergie; d'avoir cherché à calmer ces forcenés, plutôt en se mettant à leur remorque qu'en les éclairant sur leur faute; de les avoir priés, au lieu de les réprimander; j'estime qu'une sévérité mitigée, unie à un commandement sûr de lui-même appuyé des troupes sous ses ordres, convenait davantage à son rang et aux devoirs de sa charge, lui eût mieux réussi, ou tout au moins lui eût fait plus d'honneur et eût été plus digne. Contre les fureurs populaires, il n'y a rien à espérer de l'emploi de l'humanité et de la douceur; ce qui inspire le respect et la crainte a plus de chances de réussite. Je ferai également reproche à ce gentilhomme, qu'ayant pris une résolution que j'estime brave plutôt que téméraire en allant, sans armure et sans escorte suffisante, se jeter au milieu de cette mer, démontée par la tempête, d'hommes atteints de folie, il ne l'ait pas suivie jusqu'au bout. Au lieu de cela, s'apercevant du danger, il faiblit; et sa contenance, de pacifique et conciliatrice qu'elle était déjà, se ressentit de la frayeur qui s'empara de lui; sa voix s'altéra, en son regard se peignirent l'effroi et le regret de s'être aussi inconsidérément avancé; il chercha à s'esquiver et à disparaître; ce spectacle n'en surexcita que davantage la foule en delire, qui en vint aux pires excès avec lui.

J'assistais à une délibération relative à une grande parade de troupes de toute nature, que l'on projetait (occasion souvent choisie par ceux qui méditent de mauvais coups, parce que c'est là qu'ils peuvent s'exécuter avec le moins de danger). Il y avait de fortes apparences, d'après les bruits publics, pour ceux auxquels leurs fonctions imposaient le maintien de l'ordre, que des tentatives de cette nature pourraient bien s'y produire. Divers conseils furent émis à ce sujet, comme il arrive dans les cas difficiles, et, dans le nombre, quelques-uns très sensés et méritant d'être pris en considération. J'opinai, quant à moi, pour qu'on évitât tout ce qui pourrait témoigner de la crainte où l'on était; pour qu'on s'y rendit, qu'on se mêlât à la troupe la tête haute, le visage ne reflétant aucune appréhension; et, qu'au lieu de la restreindre (comme les autres le proposaient), on donnât, au contraire, à cette prise d'armes, tout le développement dont elle était susceptible, recommandant aux capitaines d'avertir leurs soldats de faire, bien nourries et avec ensemble, les salves de mousqueterie tirées à titre d'honneurs rendus au personnage qui les passait en revue et de ne pas épargner la poudre. Ainsi fut fait; ces troupes, dont la fidélité était suspecte, en reçurent un encouragement qui amena, pour l'avenir, une mutuelle et utile confiance.

Confiance de César en sa fortune.—La conduite de Jules César, dans les circonstances de cette nature, me paraît belle, au point de ne pouvoir être surpassée. Par sa clémence * et sa douceur, il chercha tout d'abord à gagner l'affection de ses ennemis eux-mêmes, se contentant, quand des conjurations lui étaient dénoncées, de déclarer simplement qu'il en était averti; puis, par un sentiment plein de noblesse, il attendait sans effroi et sans s'en préoccuper davantage, ce qui pourrait advenir, s'abandonnant et s'en remettant à la garde des dieux et à sa fortune; il était certainement dans cet état d'âme, lorsqu'il fut tué.

Conseil donné à un tyran, pour se mettre à couvert des complots qu'on pouvait former contre lui.—Un étranger ayant dit et répandu partout qu'il était à même, moyennant une forte somme d'argent, d'indiquer à Denys, tyran de Syracuse, un moyen infaillible de pressentir et de découvrir à coup sûr les complots que ses sujets pouvaient organiser contre lui, Denys, auquel le propos fut rapporté, le fit appeler pour se renseigner sur ce procédé qui pouvait être si utile à sa sûreté. L'étranger lui dit qu'il n'était autre que de lui faire donner un talent, et de se vanter d'avoir appris de lui ce singulier secret. Denys trouva l'idée bonne et lui fit compter six cents écus. Aux yeux de tous, il n'était pas vraisemblable que le tyran eût gratifié un inconnu d'une aussi forte somme, si ce n'était en récompense d'un important service rendu; et cette croyance contribua à rendre ses ennemis circonspects. C'est qu'en effet, les princes qui ébruitent les avis qu'ils reçoivent des attentats médités contre eux, agissent sagement; ils font croire que leur police est bien faite et que rien ne peut être entrepris contre eux, dont ils n'aient vent.—Le duc d'Athènes commit plusieurs maladresses au début de sa récente domination sur Florence; la plus grande fut que, prévenu de conciliabules tenus contre lui par les mécontents, il fit mourir Matteo di Morozo, qui était l'un des leurs et le premier les lui avait dénoncés, dans la pensée que personne ne connaîtrait ces réunions et ne serait ainsi porté à croire que sa domination fût impatiemment supportée par quelques-uns.

Mourir vaut mieux parfois que d'être sous la menace continue d'une fin tragique.—Je me souviens avoir lu autrefois l'histoire d'un haut personnage Romain qui, proscrit par les triumvirs, avait été assez habile pour échapper nombre de fois à ceux lancés à sa poursuite. Un jour, une troupe de cavaliers envoyés pour s'emparer de lui, passa, sans le découvrir, près d'un épais buisson où il était caché. Mais lui, en ce moment, songeant à la peine et aux difficultés qu'il avait, depuis si longtemps, pour se dérober aux recherches continues et minutieuses dont il était partout l'objet, au peu de plaisir qu'il pouvait espérer d'une pareille vie, se prit à penser qu'il était préférable d'en finir une bonne fois, que de demeurer toujours dans ces transes; et sortant de sa cachette, lui-même rappela les cavaliers qui le cherchaient et se livra volontairement à leur merci, pour se débarrasser, eux et lui, de plus longs tracas. Se livrer soi-même à ses ennemis, est un parti un peu excessif; je crois cependant qu'il vaut encore mieux en agir ainsi, que de demeurer constamment sous l'appréhension fiévreuse d'un accident inévitable. Toutefois, l'inquiétude et l'incertitude étant au fond de toutes les précautions que l'on peut prendre, le mieux encore est de se préparer courageusement à tout ce qui peut arriver et de tirer quelque consolation de ce que l'on n'est pas certain que cela arrivera.


Commentaire/Analyse





Les anecdotes rapportées par Montaigne sont saisissantes, et illustrent bien le propos de son chapitre : il est bien difficile de savoir comment les choses vont évoluer. Il y a des choses à faire ou ne pas faire (comme l’attitude de ce commandant d’une ville que Montaigne a vu lynché pendant son enfance) et qui tiennent de la fine connaissance de l’âme humaine, et tel un conseiller du Prince, Montaigne les distille au gré de son immense culture. Ceci nous renvoie au cadre de la dialectique entre hasard et providence. Si tout est régi par le hasard, alors, le monde entier est une gigantesque machine froide et implacable, au déterminisme aveugle et dont l’infinie complexité des causes et des effets nous fait tout voir sous l’angle du hasard. En effet, au final, pour le scientisme qui sous-tend cette vision glaciale du monde, le hasard est le vêtement de ces lois naturelles et scientifiques. C’est la vision de l’athéisme. C’est la vision d’un agnosticisme mal éclairé. C’est ce « non » qui brûlera en enfer qui donne cette folle arrogance à l’athée pour dire que la science a congédié Dieu. Car au final, la science ne fait que nous confirmer l’existence de Dieu. Le moindre être humain un tant soit peu honnête devrait au minimum être Déiste. Le Déiste considère que le monde est créé par Dieu, mais qu’ensuite Dieu n’intervient plus dans sa création. C’est la position de Voltaire avec son Dieu « grand horloger ». Un grand apologète moderne a déclaré dans une approche systématique des choses, que tout système de pensée devait répondre sur quatre grandes questions : origine, signification, moralité et destinée. Le Déisme est finalement une réponse claire à la première grande question (origine) mais une fin de non recevoir pour la troisième (moralité). Un Dieu qui n’intervient pas dans sa création est un Dieu qui n’attend rien de sa création et qui donc ne rentre pas dans le terrain de ce qui est bien ou mal.

Le Théisme quant à lui (et il y en a trois dans le monde avec une vision d’un seul Dieu) reprend le postulat du Dieu créateur déiste mais considère que Dieu intervient dans sa création. Il apporte (ou en tout cas essaie d’apporter) une réponse aux quatre questions, et offre un cadre de pensée sur l’ensemble. Les interventions historiques des trois monothéismes sont connues : le don de la Torah sur le Sinaï à Moïse pour le judaïsme (et le Christianisme et l’islam), la résurrection du Christ (pour le Christianisme) et enfin la communication du coran à Mohamed (pour l’islam). Ces trois événements se rapportent eux à une forme de providence. Il y a ensuite à regarder l’équilibre de cette dialectique entre hasard et providence. Nous avons vu qu’il était nécessaire de la reformuler comme dialectique entre lois naturelles et providence. Elle me semble avoir été le mieux illustrée par les deux visions de ces deux grands rabbins du moyen-âge : Nachmanide et Maïmonide. Le premier considère que les lois naturelles ne sont pas autonomes. Le moindre brin d’herbe qui pousse, la moindre feuille qui tombe sur le sol sont gérés par Dieu à chaque instant. Les interventions divines sont incessantes, multiples, et semblent être des lois, mais n’en sont pas au final. Le second considère au contraire que les brins d’herbe et les chutes des feuilles sont gérées par des lois naturelles, et ce n’est que de façon très exceptionnelle, en rapport avec Son plan divin que Dieu intervient, pour aller parfois contre Ses propres lois. Les deux visions sont très belles, et d’une certaine façon harmonieuses (même si le Christianisme a plutôt penché dans la vision exprimée par Maïmonide).

Comment les réconcilier ? C’est dans toutes les lois qui gouvernent le monde, leur complexité, leurs infinies interactions que l’on peut comprendre, en dehors même de la providence, qu’il y a un Dieu créateur. C’est ce que rapporte la tradition orale d’Israël vis-à-vis d’Abraham. Il a, par son intelligence seule, compris qu’il y avait un Dieu créateur. Chacun sur terre, en dehors de toute notion de révélation et de providence, peut comprendre qu’il existe un Dieu créateur. Les philosophes grecs l’avaient compris également. C’est la logique élémentaire qui l’impose. Il y a donc, comme l’explique le Père Staniloae, une révélation naturelle, et une révélation supra-naturelle. Les deux se réconcilient, car elles proviennent du même Dieu. L’harmonie de ces deux révélations répond à la question de l’origine : Dieu a créé le monde, de la signification : cette création a un but qui est la participation à la nature divine, de la moralité : la morale propre est insuffisante et Dieu donne des lois pour signifier à l’homme sa liberté et son choix, de la destinée : l’homme ayant imité Dieu pendant sa vie, par sa miséricorde et par son amour, par sa recherche de Dieu et par sa fidélité au Christ, vrai Dieu et vrai homme, aura accès au but de la participation à la nature divine.