Texte original de Montaigne

Du pédantisme.

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Les pédants sont et ont été de tous temps méprisés et ridiculisés malgré leur savoir.—J'ai souvent souffert, en mon enfance, de toujours voir le pédant qui instruit la jeunesse, jouer dans les comédies italiennes un rôle grotesque, et le surnom de Magister ne pas avoir une signification beaucoup plus honorable chez nous; du moment que nous leur sommes confiés, je ne pouvais moins faire que d'être affligé d'une telle réputation. Je cherchais bien à me l'expliquer par l'inégalité naturelle qui existe entre le vulgaire et les personnes, en petit nombre, se distinguant par le jugement et le savoir, d'autant que le genre de vie des uns et des autres est tout à fait différent; mais ce qui me déconcertait, c'est que les hommes les plus éclairés sont précisément ceux qui les ont le moins en estime; témoin notre bon du Bellay: «Mais, par-dessus tout, dit-il, je hais un savoir pédantesque.» Et cela remonte fort loin, car Plutarque indique que chez les Romains, grec et écolier étaient des termes de mépris, dont on usait pour faire reproche. Depuis, en avançant en âge, j'ai trouvé que ce sentiment public est on ne peut plus justifié, et que «les plus grands clercs ne sont pas les plus fins (Rabelais)».—Mais comment peut-il se faire qu'une âme, riche de tant de connaissances, n'en devienne pas plus vive et plus éveillée; et qu'un esprit grossier et vulgaire puisse retenir, sans s'en améliorer, les œuvres et les jugements émanant des meilleurs esprits que le monde ait produits; c'est ce dont je m'étonne encore.—Pour recevoir les conceptions si grandes et si fortes de tant de cerveaux étrangers, il est nécessaire, me disait en parlant de quelqu'un une demoiselle qui occupait le premier rang parmi nos princesses, que le sien se foule, se resserre, se comprime pour faire place à ce qu'il reçoit des autres; je penserais volontiers, ajoutait-elle, que ce qui arrive pour les plantes qui s'étouffent parce qu'elles ont trop de sève, ou les lampes qui s'éteignent quand on y met trop d'huile, se produit également pour l'esprit bourré de trop d'étude et de science; occupé et embarrassé de trop de choses diverses, il devient hors d'état de les démêler, et sous ce faix ploie et croupit.—M'est avis que la raison est autre, car plus notre âme s'emplit, plus elle se distend; et les temps anciens nous montrent des exemples où, tout au contraire, on voit des hommes aptes à la conduite des affaires publiques, de grands capitaines et de grands hommes d'État, avoir été aussi de très grands savants.

Les philosophes de l'antiquité étaient au contraire estimés, parce que sous leur originalité existait une science profonde, ce qui constitue une grande différence avec les pédants de nos jours.—Les philosophes qui se désintéressaient de toutes fonctions publiques, ont été aussi autrefois, à la vérité, très ridiculisés par les auteurs comiques de leur temps qui avaient toute liberté; leurs opinions et leurs façons s'y prêtaient souvent. «Voulez-vous les faire juges soit du bon droit dans un procès, soit des actes de quelqu'un? comptez donc sur eux! Ils sont encore occupés à chercher si la vie, le mouvement existent réellement; si l'homme et le bœuf ne sont pas même chose; ce que c'est qu'agir; ce que c'est que souffrir; quelles sortes de bêtes sont les lois et la justice. Parlent-ils d'un magistrat ou s'entretiennent-ils avec lui? c'est avec une liberté de langage irrévérencieuse et incivile. Entendent-ils louer * leur prince ou un roi? pour eux, ce n'est qu'un pâtre, oisif comme sont les pâtres, son occupation est comme la leur de pressurer et de tondre, leur troupeau, mais avec des ménagements bien moindres que n'en prennent les pâtres. Vous faites cas d'un tel, parce qu'il possède deux mille arpents de terre? ils s'en moquent, eux qui sont habitués à considérer le monde entier comme leur appartenant. Vous vous enorgueillissez de votre noblesse, de ce que vous avez sept de vos aïeux qui se sont distingués; c'est à leurs yeux vous prévaloir de peu, parce qu'eux, ne s'occupant de ce qui existe que pris dans son ensemble, supputent par combien de riches et de pauvres, de rois et de valets, de Grecs et de Barbares, tous tant que nous sommes avons été précédés ici-bas; seriez-vous le cinquantième descendant d'Hercule, ils trouveraient que c'est de votre part acte de vanité que de faire valoir cette faveur de la fortune.» Aussi le vulgaire les dédaignait-il, comme ignorant les choses essentielles de la vie que tout le monde connaît et les taxait-il de présomption et d'insolence.

Cette peinture, tirée de Platon, est bien loin d'être applicable aux pédants. Les philosophes, on les enviait parce qu'ils étaient au-dessus du commun des mortels, en raison du dédain en lequel ils avaient les affaires publiques, de la vie spéciale qu'ils s'étaient imposée qui n'était pas à la portée de tout le monde et avait pour règle des principes supérieurs qui ne sont pas habituellement ceux que l'on applique; tandis que les pédants, on les considère comme au-dessous du commun, incapables des charges publiques, menant une vie misérable, de mœurs basses et viles qui les relèguent au dernier rang: «Je hais ces hommes incapables d'agir, dont la philosophie est toute en paroles (Pacuvius).»

Les philosophes, eux, grands par leur savoir, étaient plus grands encore quand ils en venaient à l'action; c'est ainsi qu'on cite ce géomètre de Syracuse qui, distrait de la vie contemplative pour employer son génie inventif à la défense de son pays, imagina immédiatement des engins formidables qui produisaient des effets dépassant tout ce que pouvait concevoir l'esprit humain; inventions qui, grâce à sa science, n'étaient pour lui qu'un jeu tout au plus digne d'un débutant, et dont personnellement il faisait peu de cas, regrettant d'avoir, pour elles, dérogé à ce que ses études ont de noble tant qu'elles restent dans le domaine spéculatif. Aussi chaque fois qu'ils ont été mis en demeure de passer de la théorie à la pratique, ils se sont élevés si haut, qu'il était évident que leur cœur et leur âme s'étaient prodigieusement développés et enrichis par l'étude de toutes choses. Il en est qui, voyant la direction de leur pays en des mains incapables, s'en sont mis à l'écart, témoin cette réponse que fit Cratès à quelqu'un qui lui demandait jusqu'à quel moment il fallait s'adonner à la philosophie: «Jusqu'à ce que ce ne soit plus des âniers qui soient à la tête de nos armées.»—Héraclite abdiqua la royauté en faveur de son frère; et aux Ephésiens qui lui reprochaient de passer son temps à jouer avec les enfants, devant le temple, il répondait: «Ne vaut-il pas mieux en agir ainsi, que de gérer les affaires publiques en votre compagnie?»—D'autres, comme Empédocle qui refusa la royauté que les Agrigentins lui offraient, planant en imagination au-dessus de la fortune et du monde, trouvaient les sièges des magistrats, les trônes mêmes des rois, bien bas et bien vils.—Thalès blâmant parfois ses concitoyens de trop se préoccuper de leurs intérêts personnels et de trop chercher à s'enrichir, ils lui répondirent, en lui reprochant d'agir comme le renard de la fable et de ne parler de la sorte que parce que lui-même était incapable d'en faire autant; là-dessus, il eut l'idée, en manière de passe-temps, de tenter l'aventure. Pour ce faire, humiliant son savoir en le mettant au service d'intérêts matériels qui devaient lui procurer gains et profits, il prit un métier qui, dans une seule année, lui rapporta tant, qu'à peine en toute leur vie les plus experts en la partie pouvaient-ils gagner autant.—Aristote conte que certains disaient de ce Thalès, d'Anaxagoras et de leurs semblables, qu'ils étaient sages mais n'étaient pas prudents, parce qu'ils ne se préoccupaient pas suffisamment des choses utiles; outre que je ne saisis pas bien la différence entre ces deux mots, ceux qui parlaient ainsi n'étaient pas dans le vrai; et à voir la fortune si péniblement acquise et si modique dont ces critiques se contentaient, nous serions plutôt fondés à dire, en employant les mêmes expressions que celles dont ils se servaient eux-mêmes, qu'ils n'étaient, eux, ni sages ni prudents.

Ceux-ci ne s'occupent que de meubler leur mémoire et d'en faire parade, sans faire bénéficier de ce qu'ils apprennent ni leur jugement, ni leur conscience.—Laissons donc là cette raison du peu de considération qu'on accorde aux pédants; je crois qu'il est plus juste de l'attribuer à la façon défectueuse dont ils en agissent vis-à-vis de la science. Avec la manière dont nous est donnée l'instruction, il n'est pas étonnant que maîtres et écoliers n'en acquièrent pas plus de valeur, quoique acquérant plus de connaissances. Nos pères ne s'appliquent en vérité qu'à nous mettre science en tête; de cela, ils se mettent en frais; mais de jugement, de vertu, il n'en est pas question. Indiquez un passant aux gens du peuple, en criant: «Oh! ce savant!» indiquez-leur-en un autre, en vous écriant: «Oh! cet homme de bien!» tous ces gens ne manqueront pas de porter leurs regards sur le premier et de lui témoigner du respect. Ne mériteraient-ils pas que, les montrant du doigt à leur tour, quelqu'un criât: «Oh! ces lourdauds!» Nous nous enquérons volontiers de quelqu'un «s'il sait le grec et le latin; s'il écrit en vers ou en prose»; mais de savoir s'il est devenu meilleur ou si son esprit s'est développé, ce qui est le principal, c'est la dernière chose dont on s'inquiète. Il faut s'enquérir de qui fait le meilleur usage de la science, et non de celui qui en a le plus.

Nous ne nous appliquons qu'à garnir la mémoire, et laissons dégarnis le jugement et la conscience. Les oiseaux se mettent parfois en quête de graines qu'ils emportent dans leur bec, sans plus y goûter autrement, pour les donner en becquée à leurs petits; ainsi font nos pédants; ils vont pillant çà et là la science dans les livres et la conservent uniquement sur le bord de leurs lèvres, pour simplement la restituer en la jetant à tous vents. C'est merveilleux combien sot est l'exemple que je choisis; car n'est-ce pas là précisément ce que je fais moi-même, en majeure partie, pour la composition du présent ouvrage? Je m'en vais grappillant de ci de là dans les livres les idées qui me plaisent; non pour les garder, mon esprit n'en est pas capable, mais pour les transporter des livres des autres dans le mien, où, à vrai dire, elles ne sont pas plus de mon cru qu'à la place où je les ai prises.—Notre science, je crois, se réduit à celle du moment; celle du passé nous est aussi étrangère que l'est celle de l'avenir; mais ce qu'il y a de pire, c'est que les écoliers et aussi ceux auxquels ils enseigneront à leur tour, reçoivent de ces maîtres, sans se l'assimiler davantage, la science qui passe ainsi de main en main, à seule fin d'en faire parade, d'en entretenir les autres et d'en user tout comme on fait d'une monnaie qui n'a plus cours et qui n'est bonne qu'à servir de jetons pour calculer: «Ils ont appris à parler aux autres, mais non à eux-mêmes (Cicéron).» «Il ne s'agit pas de pérorer, mais de diriger le navire (Sénèque).»—La nature, pour montrer qu'il n'y a rien de barbare dans son œuvre, permet souvent que surgissent chez les nations où les arts sont le moins avancés, des productions de l'esprit qui défient les plus remarquables en leur genre. Le proverbe gascon, qui se dit des joueurs de cornemuse, et se trouve dans une de ces chansons qu'ils répètent en s'accompagnant de leur instrument: «Souffle peu ou beaucoup, qu'importe; pourvu que tu remues les doigts, tout est là!» s'applique parfaitement à ma thèse. Nous savons dire: «Cicéron parle ainsi»: «Platon avait coutume»: «Ce sont les propres termes qu'emploie Aristote»; mais nous, que disons-nous nous-mêmes? que pensons-nous? que faisons-nous? Un perroquet suffirait très bien à tenir notre place.

Exemple de ce Romain qui se croyait savant, parce qu'il avait des savants à ses gages.—Cette façon de faire me rappelle ce Romain, possesseur d'une grande fortune, qui s'était appliqué à recruter, et cela lui avait coûté fort cher, des personnes expertes en toutes les branches de la science; il les avait continuellement près de lui; et lorsque, se trouvant avec ses amis, il avait occasion de parler d'une chose ou d'une autre, ils suppléaient à ce qui lui faisait défaut, et étaient constamment prêts à lui fournir, l'un, une réplique, un autre, un vers d'Horace, chacun suivant sa spécialité. Il en était venu à croire que leur savoir était le sien, parce qu'il le tirait de gens à lui, comme font aussi ceux dont tout ce qu'ils savent est dans les bibliothèques somptueuses qu'ils possèdent.—Je connais quelqu'un qui, lorsque je lui demande quelque chose qu'il est réputé savoir, va immédiatement quérir un livre, pour me l'y montrer, et qui n'oserait me dire qu'il a le derrière galeux, si, sur-le-champ, il n'allait chercher au préalable, dans son dictionnaire, ce que c'est que galeux, et ce que c'est que derrière.

La science n'est utile qu'autant qu'elle nous devient propre.—Nous prenons en garde les opinions et le savoir d'autrui, mais c'est tout; il faudrait en plus les faire nôtres. En cela, nous ressemblons exactement à qui, ayant besoin de feu, en irait chercher chez son voisin et qui, y trouvant un beau et grand brasier, demeurerait là à se chauffer, sans se souvenir d'en rapporter chez lui. Que nous sert-il d'avoir l'estomac plein d'aliments, s'il ne les digère pas et ne les transforme, pour que notre corps se développe et se fortifie? Pense-t-on que Lucullus, qui dut aux lettres de s'être formé et d'être devenu un si grand capitaine avant d'avoir exercé un commandement effectif, avait étudié à notre façon? Nous nous abandonnons tellement au bras d'autrui, que nous y perdons toutes nos forces. Ai-je le désir de me fortifier contre la crainte de la mort, j'ai recours à Sénèque! Ai-je l'intention de rechercher des consolations pour moi, ou pour un autre, je m'adresse à Cicéron! J'aurais tiré tout cela de moi-même, si on m'y eût exercé. Je n'aime pas cette instruction toute relative et que nous allons mendier; quand bien même nous pourrions être savants par le savoir d'autrui, nous ne pouvons être sages que du fait de notre sagesse: «Je hais le sage qui n'est pas sage par lui-même (Euripide).» Ennius a dit dans le même sens: «La sagesse est vaine, si elle n'est utile au sage»; «s'il est avare, vantard, efféminé comme l'agneau qui vient de naître (Juvénal)». «Il ne suffit pas d'acquérir la sagesse, il faut en user (Cicéron)».

Diogène se moquait des grammairiens qui ont souci de connaître les maux d'Ulysse et ignorent les leurs, des musiciens qui accordent leurs instruments et n'accordent pas leurs mœurs avec la morale, des orateurs qui étudient pour discuter de la justice et ne la pratiquent pas. Si son âme n'en devient pas meilleure et son jugement plus sain, j'aimerais autant que l'écolier eût passé son temps à jouer à la paume; son corps au moins en serait devenu plus souple. Voyez-le de retour de chez son maître où il est demeuré quinze à seize ans, on ne peut être moins bon à quoi que ce soit; mais il saute aux yeux que son latin et son grec l'ont rendu plus sot et plus fat qu'il n'était au départ de la maison paternelle; il devait y revenir l'âme pleine, elle n'est que bouffie; elle est gonflée, mais vide.

Caractères distinctifs des vrais et des faux savants.—Ces maîtres qui enseignent la jeunesse sont, comme le dit Platon des sophistes leurs proches parents, ceux qui, de tous les hommes, semblent devoir être les plus utiles à l'humanité; et seuls, entre tous, non seulement ils n'améliorent pas la matière première qui leur est confiée comme font le charpentier et le maçon, mais ils la rendent pire qu'elle n'était et se font payer pour l'avoir gâtée. Si, selon la convention que proposait Protagoras à ses disciples: «de le payer ce qu'il leur demandait ou de se rendre au temple où ils jureraient à combien ils estiment le profit qu'ils ont retiré de ses leçons et de le payer en conséquence de sa peine», mes pédagogues s'en remettaient à ce même serment, combien se trouveraient déçus, si je jurais d'après l'expérience que j'en ai actuellement.—Dans notre patois périgourdin, on appelle en plaisantant ces savants de pacotille du nom de Lettres-férits, c'est comme qui dirait qu'ils sont «Lettres-férus»; c'est-à-dire gens auxquels les lettres ont donné un coup de marteau, dont elles ont dérangé le cerveau, suivant une expression usitée. Et de fait, le plus souvent ils semblent être descendus si bas, qu'ils n'ont même plus le sens commun; le paysan, le cordonnier vont tout simplement, tout naïvement leur train, ne parlant que de ce qu'ils savent; eux, constamment préoccupés de se grandir, de se targuer de leur savoir qui, tout superficiel, n'a pas pénétré dans leur cervelle, vont s'embarrassant et s'empêtrant sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais il faut que ce soit un autre qui en fasse une judicieuse application; ils connaissent bien Galien, mais pas du tout le malade; ils vous ont déjà abasourdi, en vous citant force textes de loi, alors qu'ils n'ont pas encore saisi ce qui est en cause; ils savent toutes choses en théorie, trouvez-en un en état de les mettre en pratique.

Chez moi, j'ai vu un de mes amis, ayant affaire à un individu de cette espèce, lui débiter, par manière de passe-temps, en un jargon plein de galimatias, un tas de propos faits de citations rapportées, sans suite aucune, sauf qu'ils étaient entremêlés de mots ayant rapport à la question; et s'amuser à tenir de la sorte, toute une journée, ce sot qui avait pris la chose au sérieux et se battait les flancs pour trouver quoi répondre aux objections qui lui étaient faites; et cependant, cet individu était un homme de lettres, jouissant d'une certaine réputation et portant une belle robe: «Nobles patriciens, qui n'avez pas le don de voir ce qui se passe derrière vous, prenez garde que ceux auxquels vous tournez le dos, ne rient à vos dépens (Perse).»—Qui regardera de très près cette sorte de gens qui se trouve un peu partout, trouvera, comme moi, que le plus souvent eux-mêmes ne se comprennent pas, pas plus qu'ils ne comprennent les autres; ils ont le souvenir assez bien garni, mais le jugement absolument creux, sauf quand, par les qualités qu'ils ont reçues de la nature, ils font exception.—Au nombre de ces derniers, je mettrai Adrien Turnebus, que j'ai connu; il n'avait jamais exercé d'autre profession que celle d'homme de lettres, parmi lesquels, depuis mille ans, aucun, à mon sens, n'a mieux mérité que lui le premier rang; et cependant il n'avait rien de pédantesque, en dehors de la manière dont il portait sa robe et de certaines façons d'être en société qui n'avaient pas le raffinement de celles qu'on pratique à la cour, chose sans importance, détestant, pour ma part, de voir qu'une robe portée de travers produise plus mauvais effet qu'un esprit mal équilibré, aux yeux de la foule qui juge un homme à sa manière de saluer, à son attitude, à la coupe de ses vêtements. Adrien Turnebus avait en lui l'âme la plus honnête qui se puisse voir; je l'ai souvent, avec intention, mis sur des sujets absolument étrangers à ceux qu'il traitait d'habitude; il y voyait si clair, les saisissait si vite, les appréciait si judicieusement, qu'on eût cru qu'il ne s'était jamais occupé que de guerre et d'affaires d'état. Ce sont de belles et fortes natures «que, par grâce particulière, Prométhée a formées d'un meilleur limon et douées d'un plus heureux génie (Juvénal)», que celles qui se maintiennent quand même, au milieu d'institutions défectueuses. Or, il ne suffit pas que nos institutions ne rendent pas plus mauvais, il faut qu'elles nous rendent meilleurs.

La science, sans le jugement, ne saurait porter fruit; peut-être est-ce là le motif pour lequel nous la tenons comme une superfétation chez la femme.—Quelques-uns de nos parlements, quand ils ont à pourvoir aux offices de leur ressort, n'examinent ceux qui s'y présentent, que sous le rapport de la science qu'ils possèdent. Les autres les examinent en outre sur le bon sens dont ils peuvent être doués, en leur donnant des affaires à apprécier. Ces derniers me paraissent en agir beaucoup mieux; le savoir et le jugement sont deux qualités nécessaires, et il faut que celui qui sollicite une charge au parlement, les possède toutes deux; mais le savoir est certainement de moindre prix que le jugement, lequel suffit à défaut de savoir, tandis que l'inverse n'est pas ainsi que l'exprime ce vers grec: «A quoi sert la science, si le jugement fait défaut (d'après Stobée)?»—Plût à Dieu, pour le bien de la justice, que nos parlements soient aussi riches sous le rapport du bon sens et de la conscience, qu'ils le sont sous celui de la science; malheureusement: «Nous n'apprenons pas à vivre, mais à discuter (Sénèque)». Le savoir ne doit pas se juxtaposer à l'âme, il faut l'y incorporer; il ne faut pas l'en arroser, il faut l'en imprégner; s'il n'en modifie, n'en améliore pas l'état imparfait, il est certainement préférable de ne pas l'acquérir. C'est une arme dangereuse qui gêne et peut blesser celui qui la manie si elle est en main faible qui n'en connaisse pas l'usage, «si bien que mieux vaudrait n'avoir rien appris (Cicéron)».

Peut-être est-ce là le motif pour lequel, nous, et avec nous la théologie, ne demandons pas aux femmes d'avoir une grande science; et que François, duc de Bretagne, fils de Jean V, quand il fut question de son mariage avec Isabeau, fille de la maison royale d'Écosse, répondait à qui lui disait qu'elle avait été élevée simplement et n'avait aucune notion des belles-lettres: qu'il préférait qu'il en fût ainsi, une femme en sachant toujours assez, quand elle sait faire la différence entre la chemise et le pourpoint de son mari.

Nos pères n'en faisaient pas grand cas; et chez ceux auxquels les dispositions naturelles pour en bénéficier font défaut, elle est plus dangereuse qu'utile; la plupart des pédants de notre époque sont dans ce cas, ne s'étant adonnés à la science que pour en tirer des moyens d'existence.—Aussi, n'est-il pas si extraordinaire qu'on va le répétant sans cesse, que nos ancêtres n'aient pas fait grand cas des lettres, et qu'aujourd'hui encore on ne les trouve qu'exceptionnellement cultivées même par ceux qui siègent aux principaux conseils de nos rois. Si elles n'étaient en faveur par la jurisprudence, la médecine, la pédagogie et même la théologie qui nous mettent à même de nous enrichir, ce qui, en ces temps-ci, est la seule fin que nous nous proposions, nous les verrions indubitablement aussi délaissées que jadis. Quel dommage y aurait-il à ce qu'il en soit ainsi, si elles ne nous apprennent ni à bien penser, ni à bien agir? «Depuis que l'on voit tant de savants, il n'y a plus de gens de bien (Sénèque).» A qui n'a pas la science de la bonté, toute autre science est préjudiciable.

Cette raison que je cherchais plus haut, ne proviendrait-elle pas également de ce qu'en France, l'étude telle que nous la pratiquons, n'ayant guère d'autre but que le profit que nous comptons en retirer, si nous défalquons ceux qui, par tempérament, préférant les charges honorifiques aux charges lucratives, s'adonnent aux lettres, et ceux qui les abandonnent au bout de peu de temps, y renonçant avant d'y avoir pris goût, pour exercer une profession qui n'a rien de commun avec les livres, il ne reste pour ainsi dire plus alors, pour se livrer uniquement à ces études, que les gens sans fortune, qui y cherchent des moyens d'existence? Ces gens, tant par leur nature que par leur éducation première et les exemples qu'ils ont eus, ont l'âme du plus bas aloi et font mauvais usage de la science, laquelle ne peut ni éclairer une âme qui n'en est pas susceptible ni rendre la vue à celle qui n'y voit pas. Son objet n'est pas de se substituer à elle, mais de la dresser, de régler ses allures, et cela ne peut se faire que si elle est d'aplomb sur ses pieds et sur ses jambes et qu'ils soient capables de la porter.—La science est une drogue qui est bonne; mais il n'est pas de drogue à même de résister à l'altération et à la corruption, si le vase qui la renferme est contaminé. Celui qui moralement a la vue claire, mais qui louche, voit le bien, mais passe à côté; il voit la science et n'en use pas.—L'ordonnance la plus importante de Platon, dans sa République, est de «répartir les charges entre les citoyens, à chacun suivant sa nature». La nature peut tout et ce qu'elle fait est de tous genres. Les boiteux sont impropres aux exercices du corps; les âmes boiteuses, à ceux de l'esprit; la philosophie est inaccessible aux âmes bâtardes et vulgaires. Quand nous voyons un homme mal chaussé, si c'est un cordonnier, nous disons que ce n'est pas étonnant; il semble que de même nous voyons fréquemment des médecins qui, malades, suivent des traitements qui ne conviennent pas; des théologiens n'être pas de mœurs irréprochables; et, ce qui est à l'état d'habitude, des savants plus ignorants que le commun des mortels.—Ariston de Chio avait raison quand, anciennement, il disait que les philosophes sont nuisibles à ceux qui les écoutent, parce que la plupart des âmes ne sont pas susceptibles de tirer profit de semblables leçons qui, si elles ne font pas de bien, font du mal: «de l'école d'Aristippe, disait-il, il sort des débauchés; de celle de Zénon, des sauvages (Cicéron)».

Les Perses s'appliquaient à apprendre la vertu à leurs enfants; les Lacédémoniens, à les mettre en présence de la réalité, les instruisant par l'exemple de ce qu'ils auraient à faire quand ils seraient devenus des hommes.—Dans le mode d'éducation si remarquable que Xénophon prête aux Perses, nous trouvons qu'ils apprenaient la vertu à leurs enfants, comme chez les autres nations on leur apprend les lettres. Platon dit que le fils aîné du roi, héritier du pouvoir, y était élevé de la manière suivante: Dès sa naissance, on le remettait, non entre les mains des femmes, mais à des eunuques occupant, à la cour, les premières situations en raison de leur vertu; ils avaient charge de développer en lui les qualités physiques propres à le rendre beau et de vigoureuse constitution. A sept ans révolus, ils lui apprenaient à monter à cheval et à chasser. A quatorze ans, on le confiait à quatre personnages choisis: le plus sage, le plus juste, le plus tempérant et le plus vaillant de la nation; le premier lui enseignait la religion; le second, à être toujours sincère; le troisième, à dominer ses passions; le quatrième, à ne rien craindre.

Il est très remarquable que dans le gouvernement si excellent, fondé par Lycurgue, si étonnant par sa perfection, particulièrement attentif à l'éducation des enfants qu'il considère comme devant primer tout, dans la patrie même des Muses, on s'occupe si peu de l'érudition. On dirait qu'à cette jeunesse, aux sentiments généreux, qui dédaignait tout autre joug que celui de la vertu, on a dû ne donner, au lieu de maîtres lui enseignant la science comme cela a lieu chez nous, que des maîtres lui enseignant la vaillance, la prudence et la justice; exemple que Platon a suivi en ses Lois. Leur enseignement consistait comme chez les Perses à demander aux enfants d'émettre des appréciations sur les hommes et sur leurs actions; et qu'ils blâmassent ou qu'ils louassent tel personnage, ou tel acte, il leur fallait justifier leur manière de voir; de la sorte ils exerçaient leur jugement, et en même temps apprenaient le droit.

Astyages, dans Xénophon, demande à Cyrus de lui rendre compte de sa dernière leçon: «Elle a consisté, dit Cyrus, en ce qu'à l'école, un grand garçon, qui avait un manteau trop court, l'a donné à un de ses camarades plus petit que lui et a pris le sien qui était plus long. Le maître m'a fait juge du différend. J'ai apprécié qu'il y avait lieu de laisser les choses en l'état, chacun semblant se trouver mieux d'avoir un manteau à sa taille. Mon maître m'a alors montré qu'en prononçant ainsi, j'avais mal jugé parce que je m'étais arrêté à ne consulter que la convenance et qu'il eût fallu tenir compte en premier lieu de la question de justice, qui veut que nul ne soit violenté dans la possession de ce qui lui appartient»; et Cyrus ajoute que pour cette faute de jugement, il fut fouetté, tout comme en France, dans nos villages, il nous arrive à nous-mêmes, quand nous nous trompons sur un des temps d'un verbe grec. Mon régent me ferait un bien beau discours du genre démonstratif, avant de pouvoir me persuader que son école vaut celle-là.

Les Lacédémoniens ont voulu aller au plus court; et puisque les sciences, lors même qu'on les étudie sérieusement, ne peuvent que nous donner des théories sur la prudence, la sagesse dans la conduite et l'esprit de décision, sans nous les faire pratiquer, ils ont voulu mettre d'emblée leurs enfants en présence de la réalité et les instruire, non par ce qu'ils entendent dire, mais par les faits eux-mêmes; les formant et les imprégnant fortement, non seulement de préceptes et de paroles, mais surtout d'exemples et d'actions, afin que ce ne soit pas une science qui prenne simplement place en leur âme, mais que cette science s'y incorpore d'une façon intime et devienne chez eux une habitude, qu'elle ne soit pas une acquisition faite après coup, mais que dès le début ils en aient la pleine possession comme s'ils la tenaient de la nature.—On demandait à Agésilas ce qu'il était d'avis que les enfants apprissent: «Ce qu'ils devront faire quand ce seront des hommes, répondit-il.» Il n'est pas étonnant qu'une pareille éducation ait produit de si admirables effets.

Différence entre l'instruction que recevaient les Spartiates et celle que recevaient les Athéniens.—On allait, dit-on, dans les autres villes de la Grèce, quand on voulait se procurer des rhétoriciens, des peintres et des musiciens; mais on allait à Lacédémone, quand on voulait avoir des législateurs, des magistrats, des généraux d'armée. A Athènes on apprenait à bien dire, ici à bien faire; là à discuter dans des controverses de sophistes et à pénétrer le véritable sens de phrases artificieusement construites, ici à se défendre des tentations de la volupté et à envisager avec courage les revers de fortune ou la mort qui nous menacent; discourir était la principale occupation de ceux-là, ceux-ci se préoccupaient d'agir; là c'était un exercice continu de la langue, ici c'était l'âme qu'on exerçait sans relâche. Aussi, n'est-ce pas étrange d'entendre les Lacédémoniens, auxquels Antipater demandait cinquante enfants en otage, lui répondre, au rebours de ce que nous ferions nous-mêmes, qu'ils préféraient lui donner des hommes faits en nombre double, tant ils attachaient de prix à l'éducation telle qu'ils la donnaient chez eux.—Quand Agésilas convie Xénophon à envoyer ses enfants à Sparte pour y être élevés, ce n'est pas pour y apprendre la rhétorique ou la dialectique, mais «pour qu'ils y apprennent, dit-il, la plus belle de toutes les sciences, celle de savoir obéir et savoir commander».

Comment Socrate se joue d'un sophiste se plaignant de n'avoir rien gagné à Sparte.—Il est très plaisant de voir Socrate se moquer, à sa manière, d'Hippias qui lui raconte comment, en enseignant, il a gagné, particulièrement dans certaines petites bourgades de la Sicile, une bonne somme d'argent, tandis qu'à Sparte il n'a pas récolté un sou. «Ces Spartiates, dit Hippias, sont des idiots qui ne savent ni faire des vers, ni compter; ils ne sont à même d'apprécier à leur valeur, ni la grammaire, ni le rythme, ne s'intéressant qu'à l'ordre de succession des rois, au développement et à la décadence des États et à un tas de sornettes pareilles.» Quand il eut achevé, Socrate l'amena peu à peu à convenir de l'excellence de la forme de leur gouvernement, de leurs vertus domestiques et du bonheur de leur vie privée; lui laissant deviner, comme conclusion, l'inutilité des arts qu'il enseignait.

Les sciences amollissent et efféminent les courages.—De nombreux exemples nous apprennent, par ce qui se produisit dans ce gouvernement si bien organisé pour la guerre, comme dans tous autres établis sur le même principe, que l'étude des sciences amollit et effémine les courages, plutôt qu'elle ne les affermit et les aguerrit.—L'État le plus puissant du monde en ce moment, semble être celui des Turcs qui, eux aussi, sont dressés à priser fort la carrière des armes et à mépriser les lettres. Rome était plus vaillante avant d'être devenue savante. Les nations les plus belliqueuses de nos jours, sont les plus grossières et les plus ignorantes; comme preuve, je citerai les Scythes, les Parthes, Tamerlan.—Quand les Goths ravagèrent la Grèce, ce qui sauva les bibliothèques d'être livrées au feu, ce fut que l'un des leurs émit l'avis de les laisser intactes à leurs ennemis, qui pour se distraire y trouveraient des occupations sédentaires et oisives qui les détourneraient des exercices militaires.—Quand notre roi Charles VIII se fut emparé, sans presque avoir à tirer l'épée du fourreau, du royaume de Naples et d'une bonne partie de la Toscane, les seigneurs de sa suite attribuèrent cette conquête, faite avec une facilité inespérée, à ce que les princes et la noblesse d'Italie passaient leur temps dans les travaux de l'esprit et l'étude de la science, plutôt qu'ils ne s'appliquaient à devenir vigoureux et guerriers.


Commentaire/Analyse





Une fois de plus, ce superbe texte de Montaigne nous montre combien il est difficile de lire un écrit datant d’une autre époque. Il s’agit d’ailleurs ici d’une « traduction » française, car le texte originel de Montaigne est en vieux français et c’est un linguiste qui l’a adapté au français moderne, et c’est donc sa traduction qu’il faut prendre avec prudence. C’est le terme « pédant » qui interroge ici ; ce terme décrit généralement quelqu’un qui a un caractère hautain, dédaigneux, en se basant sur une supériorité supposée que lui donnerait son savoir, et qui est au final le plus souvent ridicule. Le problème est que Montaigne, dans toute la partie de son texte consacré aux pédants, ne parle jamais de la dimension humiliante pour autrui, et se concentre uniquement sur le fait que le pédant est un puits de science. Il nous présente donc au final l’antipathie vis-à-vis du pédant, comme étant une antipathie vis-à-vis du savoir. Peu importe au final, pour ce qui concerne le texte de Montaigne (il semble vouloir prendre la pédanterie de certains comme un défaut naturel consubstantiel de la grande connaissance). On remarque par exemple que le terme « science » qui a aujourd’ui une dimension fortement liée aux technologies, n’est pas utilisé autrement que comme synonyme de « connaissance » dans ce texte. La science aujourd’hui est relative aux mathématiques, à la physique, à la chimie. Montaigne emploie ce terme comme relatif à qui connait bien Sénèque, Aristote ou Thucydide.

Sa description des écoles philosophique rejoint ce que j’avais déjà exposé dans différents posts de ce blog. Autant le philosophe moderne est un homme seul, qui pense seul, et qui peut parfois occuper un poste dans l’enseignement des idées pour assurer sa subsistance, autant le philosophe antique vit d’une manière radicalement différente. Le biais, et c’est toujours le même, est de projeter sur Platon le mode de vie de Nietzsche. Grave erreur ! Les philosophes antiques étaient des maîtres spirituels entourés de disciples et la philosophie antique était suivie par les adeptes comme une école de vie. C’est un comportement quasi religieux quand on y songe. Les gens qui étudient la philosophie aujourd’hui ne modifient pas pour autant leur façon de vivre. Il n’y a plus que la religion qui produise ce genre de fruits : nul n’a jamais tout plaqué pour aller aider les pauvres à Calcutta comme Mère Thérésa, après avoir étudié en profondeur la critique de la raison pure d’Emmanuel Kant. Ce que je dis ici est en fait partiellement faux. C’est-à-dire, qu’avec la philosophie moderne dont l’objet conscient ou inconscient est la déconstruction de tout ce qui est religieux au sens judéo-chrétien (on pourra considérer avec justesse que la philosophie depuis Spinoza est une variante de la gnose), et que son but justement est de ne pas transformer radicalement les vies. La philosophie a pour objet d’empêcher l’émergence du papillon qu’attend l’Evangile. De la même façon que le Christ disait qu’on ne peut servir Dieu et l’argent, on ne peut mettre en cohérence la philosophie et la religion. C’est le péché originel de la scolastique que d’avoir essayé de mélanger l’eau et l’huile au niveau conceptuel. Si la philosophie moderne pousse à l’inaction, la philosophie antique poussait à une action autre. Les philosophes antiques avaient des disciples qui adoptaient au contact du maître, un changement radical. On peut tracer le parallèle avec ce qui peut se constater aujourd’hui autour d’un guru dans un ashram en inde dans les pratiques extrêmes orientales. Les stoïciens n’étaient pas des professeurs d’université. C’étaint des maîtres qui proposaient non pas une pensée, mais une vie. C’était donc beaucoup plus vaste, même si bien sûr leur pensée était au cœur de leur vie. Elle était le pourquoi de leur vie. Mais au moins, à cette époque, elle avait un impact significatif sur leur vie. Ceci nous aide à comprendre l’abysalle médiocrité du temps présent. Le philosophe moderne va réfléchir au concept de vérité : est-elle absolue, relative, etc ? mais cela ne va pas l’empêcher de mentir ensuite. La philosophie est devenue aujourd’hui le cadre de la pensée abstraite. Elle n’a pas plus d’impact qu’une fiction.

Montaigne expose ensuite de façon savoureuse la notion d’appropriation des savoirs et les problèmes que cela peut engendrer. Ceci nous renvoie aujourd’hui au problème du crétinisme universitaire. Que l’université, qui se voulait à l’origine, le lieu de l’excellence intellectuelle, soit aujourd’hui le lieu quasi-absolu du crétinisme moderne doit interroger tout un chacun. On devrait ainsi se méfier du licencié, craindre grandement le détenteur d’un master et fuir terrifié le docteur dans une matière enseignée dans ces lieux où règne la plus grande bêtise. Et on en revient finalement au sujet de Montaigne : les personnes formées dans les universités sont-elles comparables aux crétins décrits par Montaigne ? Ont-ils les mêmes accès de pédanterie ? Je crains qu’il ne faille répondre par l’affirmative. Je vais donner trois exemples qui aideront à matérialiser la stupidité de ce qui sort des universités aujourd’hui. Cette stupidité est d’ailleurs fort angoissante pour la nation française puisque les gens sortant des universités sont appelés à être aux commandes. La seule destination possible d’une troupe commandée par un imbécile est le cimetière.

Première stupidité chronique : le politiquement correct. Il s’agit de la dissociation entre le discours et la réalité que doit décrire le discours. Les idéologies modernes ont tellement de poids que les gens se refusent à regarder et penser le réel. Tout est vu selon le prisme de dominé et dominant. On y colle des catégories de frontières sur le réel ; on encense le dominé qui émerge de ces frontières improbables, et l’on voue aux gémonies le dominant responsable de tant de crimes.

Seconde stupidité chronique : la théorie du genre. Il s’agit aussi ici de dissociation entre le réel et le (pseudo)conceptuel qui vient à créer, au-delà du mascullin-féminin éternel et immuable, de multiples sous catégories. Ceci est extrêmement gnostique quand on y songe, car la théorie du genre expose une dissociation complète entre le physique (le biologique qui ne connait que le masculin et le féminin) et le métaphysique qui invente des catégories farfelues ou homme et femme sont noyés dans un ensemble de notions idiotes, pour ne pas perpétuer ces fantasmatiques problématiques de domination.

Troisième stupidité chronique : la construction européenne. Cette construction est un échec et ne peut que mal finir, avec des coûts économiques énormes pour ceux qui se sont aventurés dans cette triste histoire. Les gens formés à l’université, étudiant l’histoire des états, des monnaies, des relations internationales, devraient être les premiers à dénoncer l’imposture et à prophétiser l’échec. Mais non, envers et contre tout, la crétinerie unversitaire continue à soutenir cette chimère politique et civilisationnelle qu’est la construction européenne. Il est étonnant de voir que les classes populaires, qui souffrent terriblement de cette absurde construction s’y opposent au niveau de leurs intérêts propres, tandis que les classes supérieures, souffrant relativement moins, soient habitées d’un égoïsme et d’une cécité aussi grande.

Montaigne montre que l’éducation a été centrale dans les civilisations au cours de l’histoire. Le monde n’a pas attendu Jules Ferry pour vouloir éduquer efficacement ses enfants. Ceci tient au fait que chaque civilisation veut perdurer à l’identique concernant l’essentiel. Et on voit au final que les mêmes causes produisent les mêmes effets : le crétinisme de la pédanterie s’implante partout et les civilisation s’écroulent. Des peuples plus simples mais plus virils les supplantent immanquablement. Montaigne s’en désole, mais le savoir n’est pas la source de la vertu et de l’intelligence. Un crétin instruit n’est jamais autre chose qu’un âne chargé de livres. Nous sommes aujourd’hui cernés par cette espèce particulière, et c’est pourquoi la mission est si compliquée : elle s’adresse davantage à l’intelligence qu’au cœur.