Lien vers le texte du deuxième chapitre : cliquer ici

(25) Enfin, la substance étant le fondement premier de tous ses modes, elle peut être bien plus justement appelée agent que patient. Ainsi nous croyons avoir répondu à toutes les difficultés d'une manière satisfaisante.

(26) Cependant, ici encore, on nous objecte qu'il faut une première cause pour mouvoir un corps, puisque par lui-même il ne peut se mouvoir quand il est en repos ; et comme il est évident que dans la nature, il y a du repos et du mouvement, il doit y avoir, dit-on, une cause extérieure dont ils émanent.

(27) Mais il est facile de répondre ; nous accordons en effet que si le corps était une substance existant par soi, et qu'il n'eût d'autre propriété que la longueur, la largeur et la profondeur, nous accordons qu'alors, s'il est en repos, il n'y a en lui aucune cause qui puisse faire qu'il commence à se mouvoir ; mais, comme nous avons dit précédemment que la nature est l’être auquel appartiennent tous les attributs, rien ne peut lui manquer pour produire tout ce qui peut être produit.

(28) Après avoir parlé de l'essence de Dieu, nous n’avons qu'un mot à dire de ses attributs, à savoir que ceux qui nous sont connus sont au nombre de deux, à savoir la pensée et l'étendue : car nous ne parlons ici que des propriétés que l'on peut proprement appeler attributs de Dieu, et par lesquelles nous le connaissons en lui-même, et non tel qu'il agit en dehors de lui.

(29) Toutes les propriétés que les hommes attribuent encore à Dieu en dehors de ces deux attributs (si toutefois elles lui appartiennent) ne sont, ou bien que des dénominations extrinsèques, comme : qu'il subsiste par lui même, qu'il est unique, éternel, immuable ; ou bien ne sont que ses opérations, comme : qu'il est cause, prédestinateur, directeur de toutes choses : ce sont bien là en effet les propres de Dieu, mais nous n'apprendrons rien par là de ce qu'il est en lui même.

(30) Comment de telles qualités peuvent-elles avoir lieu en Dieu. C'est ce que nous expliquerons dans le chapitre suivant.

Mais, pour mieux comprendre ce qui précède et introduire à ce qui suit, nous nous servirons de la forme suivante.



Commentaire/Analyse

Dans un post précédent j’interrogeais Spinoza : qu’appelles-tu nature ou substance ? Ce n’est probablement pas la définition de l’Eglise. Le point 27 donne une partie de la réponse. La nature spinozienne d’un objet n’est pas seulement ce qu’est cet objet, mais aussi tout ce qui lui permet de produire tout ce qui doit être produit. Il donne même cette définition, précieuse pour cerner sa pensée : « la nature est l’être auquel appartiennent tous les attributs ». Donc si un objet peut se mouvoir, ceci fait partie de sa nature. Spinoza a donc une vision très large de la nature. Ce qui reste à définir est la chose suivante : la possibilité de mouvement est dans sa nature, ou bien le mouvement en tant que tel ? Il me semble que Spinoza inclue le mouvement dans la nature de l’objet. La vision chrétienne de la nature est quelque peu différente, et se place dans le cadre de la possibilité. Je vais prendre l’exemple de la nature humaine dans la vision chrétienne orthodoxe, pour illustrer cette différence. L’homme en tant que créature de Dieu peut commettre le péché. Mais le péché ne fait pas partie de sa nature. C’est pour cela que le péché peut être vaincu. Il ne fait pas partie de nous. Cette disposition est une conséquence bien compréhensible de la liberté avec laquelle Dieu nous a créés. Cette vision de la nature humaine est fondamentale d’un point de vue théologique, car elle est la réponse à cette question que se pose chaque être parvenant à un certain niveau de maturité intellectuelle (espérons-le) : quel est le but de mon existence ? La question qui sous-tend celle-ci est donc : que suis-je ? Une réponse orthodoxe pourrait donc être : un être dont la nature humaine est abimée et qui a besoin d’une restauration. A cause de ce processus de restauration, la vision devient dynamique : notre nature est surtout ce à quoi nous sommes destinés et notre personne (au sens théologique) est ce qui manifeste exclusivement notre nature. Donc le processus est lié à la personne, l’hypostase. Le but sera de passer de l’individu à la personne. L’individu est centré sur lui. Il y a donc négation de la nature humaine. La personne se débarrasse de tout le parasitisme individuel et réalise la nature humaine. Tout ce processus, les Pères l’appelle théosis, divinisation. Il s’accompagne d’une ascèse qui est le moyen et non la fin.

Le point 29 est intéressant, et nous renvoie au tout début de son traité. Il y a la notion de Dieu en soi et la notion de Dieu vis-à-vis du monde. Cette distinction, si on l’oublie, est la cause d’un nombre incalculable d’erreurs théologiques. Prenez le sujet du Filioque, que j’ai déjà abordé par rapport aux écrits du Père Boulgakov, dans un post dédié : la confusion romaine vient du fait que Jésus, dans l’incarnation du Verbe envoie l’Esprit sur les disciples vers la fin de son ministère Jn XX:22 : “Après ces paroles, il souffla sur eux, et leur dit: Recevez le Saint Esprit”. Ceci a lieu dans ce que conceptuellement Dieu est vis-à-vis du monde. Cela n’entre pas en ligne de compte avec Dieu en soi. L’erreur romaine est de tirer une conclusion sur l’économie trinitaire (c’est-à-dire le « fonctionnement » au sein de la Sainte Trinité) à partir de la façon dont la Sainte Trinité est dans le monde. Spinoza, de par sa puissance conceptuelle et philosophique fait cette distinction. Elle est essentielle, et il est quelque peu navrant, que Spinoza, dans un système aussi bancal que le sien du point de vue chrétien, n’ait tout de même pas fait cette erreur-là, alors que nombre de théologiens n’ont pas la précision et la rigueur du génie flamand. Une précision sur le terme bancal : le système de Spinoza est cohérent dans sa construction à partir de ses axiomes. Ce sont les axiomes qui ne sont pas compatibles avec les enseignements du Christ, et c’est cela que je qualifie de bancal.