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(1) L’Amour. – Je vois, mon frère, que mon essence et ma perfection dépendent absolument de ta perfection, et que ta perfection, d'où dépend la mienne, n'est autre que la perfection même de l'objet que tu as conçu : dis-moi donc, je te prie, si tu as conçu un être souverainement parfait, qui ne peut être limité par rien, et dans lequel moi-même je suis compris ?

(2) L'Entendement. – Pour moi, il n'y a que la nature elle-même, dans sa totalité, que je conçoive comme infinie et souverainement parfaite : si tu as des doutes à ce sujet, consulte la Raison, qui te répondra.

(3) La Raison. – C'est, pour moi, une vérité indubitable ; car, si nous voulons limiter la nature, il faudrait (ce qui est absurde) la limiter par le Rien et attribuer à ce Rien l'unité, l'éternité, l'infinité. Nous évitons cette absurdité en posant la nature comme une unité éternelle, infinie, toute-puissante, à savoir la nature comme infinie, en qui tout est compris ; et c’est la négation de cette nature que nous appelons le Rien.

(4) Le Désir. – A merveille ! cela s'accorde parfaitement avec l'unité et la variété qui se rencontrent dans la nature. En effet, je vois que la substance pensante n'a aucune communication avec la substance étendue, et que l'une limite l'autre.

(5) Or, si en dehors de ces deux substances vous en posez encore une troisième qui soit parfaite en soi, vous tombez dans d'inextricables difficultés. Car, si cette troisième substance est en dehors des deux autres, elle est privée de toutes les propriétés qui leur appartiennent, ce qui est impossible dans un Tout, en dehors duquel aucune chose ne peut être.

(6) En outre, si cet être est tout-puissant et parfait, il l'est parce qu'il est cause de soi-même, et non parce qu'il aurait produit un autre être ; et cependant celui-là serait en quelque sorte plus tout-puissant encore qui serait capable de produire et lui-même et autre chose.

(7) De même, si vous l’appelez omniscient, il est nécessaire qu'il se connaisse lui-même ; et en même temps vous devez accorder que la connaissance qu'il a de lui-même est moindre que cette connaissance jointe à celle des autres substances : autant de contradictions manifestes. C'est pourquoi je conseille à l'Amour de s'en tenir à ce que je lui dis, sans aller chercher d'autres raisons.



Commentaire/Analyse

Pour appuyer sa pensée, Spinoza introduit un dialogue imaginaire entre quatre attributs divins supposés : amour, entendement, raison et désir. Le réflexe orthodoxe sera de dire qu’il a hypostasié ces attributs. Un habitué de la philosophie dira qu’il a utilisé un principe platonicien : l’idée. De quoi s’agit-il ? Platon imaginait que chaque chose concrète dans le réel est la manifestation physique et matérielle de quelque chose de préexistant dans le monde métaphysique qui s’appelle idée. Mais en réalité chez Spinoza, il ne s’agit pas d’hypostases, ni d’idées platoniciennes dialoguant dans la froide éternité. Spinoza rend ici un hommage, sous forme de clin d’œil, à Erasme.

Qui était Erasme ? C’est un des hommes les plus marquants d’un des courants centraux de la renaissance, appelé humanisme. L’humanisme illustre bien la problématique de l’évolution des définitions au cours du temps. Car l’humanisme aujourd’hui est une dimension exclusivement morale. Or, à l’époque d’Erasme, il s’agissait avant tout de quelqu’un maitrisant les humanités, c’est-à-dire un spécialiste des belles lettres, de la rhétorique, de la poésie, etc. Et Erasme était une référence dans le domaine. C’était un spécialiste du latin et du grec d’un très très haut niveau. Et Erasme marque quelque chose d’important pour l’orthodoxie et pour l’occident. C’était un adversaire acharné de la scholastique. Et bien qu’il ait d’une certaine façon influencé Luther pour la réforme, il s’est violemment opposé à lui par la suite (vous pourrez rechercher sur le web la façon dont Luther parlait de lui pour voir les qualités humaines de l’initiateur de la réforme protestante). Comment être sûr qu’il s’agisse d’un hommage à Erasme ? Et bien parce que plus bas dans le chapitre II (voir les sources complètes), le dialogue des attributs devient un dialogue entre Erasme et un autre personnage. Ainsi, il n’y a pas d’ambiguité.

Comment Erasme s’opposa-t-il à la scholastique ? En niant au latin la capacité que cherchaient les philosophes scholastiques à être une langue chirurgicale qui puisse décrire les choses les plus profondes. L’idée scholastique est qu’un terme est la manifestation d’une idée. Erasme tordait le langage pour en démontrer les limitations par rapport à ce but illusoire. Par exemple, il utilisait des petits paradoxes tels que : le mensonge déclare que deux et deux font quatre. Pourtant le mensonge ne dit pas la vérité. Mais la vérité est que deux et deux font quatre. L’éloge de la folie, son œuvre la plus connue est bâtie en partie sur ce genre de paradigme. C’est une déclaration de guerre très subtile à la scholastique et à sa vanité. C’est ce genre de mécanisme que reprend ici Spinoza.

En quoi Erasme marque-t-il quelque chose d’important pour l’orthodoxie ? Il a, de façon dangereuse pour lui, attaqué la suprématie de la Vulgate (traduction de la Bible en latin faite par St Jérôme au IV siècle ap JC) sous deux angles : les fautes nombreuses contenues dans les manuscrits et la nécessité de revenir au grec et à l’hébreu ainsi que la traduction dans les langues vernaculaires. Cette attitude parfaitement orthodoxe a fait scandale dans le monde latin à l’époque d’Erasme, qui s’est fait beaucoup d’ennemis sur cette position pourtant ô combien traditionnelle. Un canon du concile catholique romain de Trente (ville d’Italie) déclare “Le Saint Concile a résolu, & ordonné, qu’au plûtost, l’Ecriture Sainte, particulierement selon cette Edition Ancienne & Vulgate, soit imprimée le plus correctement qu’il sera possible ; & qu’à l’avenir il ne soit permis à personne, d’imprimer, ou faire imprimer aucuns Livres, traitant des choses saintes, sans le nom de l’Auteur, ni mesme de les vendre, ou de les garder chez soy, s’ils n’ont pas esté éxaminez auparavant, & approuvez par l’Ordinaire, sous peine d’Anathême, & de l’amende pécuniaire” et “L E mesme Saint Concile, Considérant qu’il ne sera pas d’une petite utilité à l’Eglise de Dieu, de faire connoistre entre toutes les Editions Latines des saints Livres qui se débitent aujourd’huy, quelle est celle qui doit estre tenuë pour authentique, Déclare & ordonne, que cette mesme Edition Ancienne & Vulgate, qui a déja esté approuvée dans l’Eglise par le long usage de tant de siecles, doit estre tenuë pour authentique dans les Disputes, les Prédications, les Explications, & les Leçons publiques, & que personne, sous quelque prétexte que ce puisse estre, n’ait assez de hardiesse, ou de témérité, pour la rejetter”. En résumé : la Vulgate devient le seul texte reconnu dans le cadre ecclésial. Nous sommes ici au comble de l’absurde.

Dans le monde orthodoxe, la Bible est traduite et rendue accessible à la population. Chez les Pères grecs, par définition, le NT était lu en grec, et c’était le texte des Septantes qui faisait référence dans le corpus vétéro-testamentaire. Mais la référence à l’hébreu et à son autorité était bien présente. Exemple : “Aram, en syrien, signifie au delà, outre, ce que savent bien, ceux qui connaissent cette langue. Il y a une grande affinité entre le syrien et l’hébreu, mais, dites-vous, pourquoi l’a-t-on appelé, passant? La Judée, c’est-à-dire toute la Palestine, depuis l’Egypte jusqu’à l’Euphrate est en face de la Babylonie, d’où était Abraham” (Saint Jean chrysostome Discours sur la Genèse 9). ou encore “Au reste cette digression historique était nécessaire , pour vous rappeler que l’Ancien Testament n’a pas été écrit en grec, mais en hébreu. Or les hébraïsants les plus distingués nous apprennent que dans cette langue on emploie toujours le mot ciel au pluriel. Les docteurs syriens en conviennent eux-mêmes; et ainsi un hébraïsant ne dira jamais le ciel, mais les cieux. Le psalmiste a donc eu raison de dire les cieux des cieux. Et ce n’est point qu’il y ait plusieurs cieux, car. Moïse ne vous le dit pas; mais c’est le génie de la langue hébraïque qui emploie le singulier pour le pluriel”. (Saint Jean Chrysostome Homélie sur la Genèse 4). Le texte des Septante est révélateur de la profonde erreur romaine de cette époque. La communauté juive d’Alexandrie, qui avait perdu l’hébreu, pour ses propres besoins liturgiques a fait venir les meilleurs spécialistes du grec pour disposer d’un texte en grec, langue courante dans la communauté juive de la ville. Ceci conjugué au fait que le souverain de la ville souhaitait également pouvoir comprendre le texte qui organisait la vie d’une grande partie de sa population, et la version grecque de référence était née ! la légende veut que 72 traducteurs, 6 par tribus soient venus à Alexandrie et que chacun ait traduit de façon isolée, et que toutes les traductions étaient semblables, ce qui a donné au texte grec des Septante (d’où le nom) une autorité inégalée. Si des Juifs eux-mêmes ont choisis de ne pas garder le texte donné par Dieu à Moïse sur le Sinaï au profit d’une version dans une autre langue, on a du mal à saisir la crainte romaine, qui devient de toute façon indéfendable.

Le problème se pose si l’on veut aborder la Septante sous un angle philologique et la considérer comme une traduction. Sous cet angle, c’est un échec lamentable. En effet, les erreurs de traductions sont innombrables et grossières. La plus marquante et simple à constater est Dieu se retire le septième jour en hébreu et le sixième en grec. J’aborderai le pourquoi de ces erreurs dans un autre post, mais la Septante est en fait un Targoum grec, et de ce fait ne comporte pas d’erreur. Un Targoum est une interprétation, et n’est jamais en milieu Juif, une traduction philologique exacte. Les Juifs ne font pas de philologie. Ils font de la théologie. L’on comprend donc que chez les Juifs, et donc par ricochet chez les Chrétiens, il est tout à fait possible de modifier un texte pour des besoins théologiques. C’est cela la position orthodoxe, puisque traditionnelle, héritée de la matrice juive. Les deux mauvaises réponses lorsque ce comportement est perdu : l’approche catholico-musulmane où l’on reste aveuglément fidèle à une version de référence comme à un fétiche alors que l’essentiel est dans l’enseignement et l’interprétation d’une école, et autre mauvaise réponse, celle protestante au moment d’Erasme où l’on fétichise non pas un texte, mais le rapport au texte. Dieu parle. A tous. Pas à une élite sacerdotale, et pas seulement dans le texte. En occident, Erasme a eu le mérite de rappeler que l’on ne pouvait pas bâtir un monde uniquement sur un texte réservé à une élite. Et il a eu l’intuition de la seconde impasse dont s’est toujours méfié l’orthodoxie comme de la peste : la scholastique. Ayons la faiblesse de croire qu’Erasme n’était pas seulement connu pour ses mérites intellectuels et littéraires mais aussi parce que ses positions faisaient écho profondément aux aspirations des chrétiens d’occident. De quoi ont-ils besoin, encore aujourd’hui ? D’orthodoxie. Erasme peut les y conduire, ou en tout cas initier un mouvement.