Spinoza : court traité (chapitre 4) : liberté et prédestination
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(1) Nous nions que Dieu puisse ne pas faire ce qu'il fait : nous le démontrerons quand nous traiterons de la prédestination, et que nous ferons voir que toutes choses dépendent de leurs causes d'une manière nécessaire.
(2) Mais c'est ce qui peut encore se prouver par la perfection de Dieu, car il est hors de doute que Dieu peut produire dans la réalité toutes choses aussi parfaites qu'elles le sont dans son idée ; et, de même que les choses qui sont conçues par lui ne peuvent être conçues plus parfaitement qu'il ne les conçoit, de même toutes choses doivent être accomplies par lui si parfaitement, qu’elles ne puissent l'être davantage. Or, quand nous concluons que Dieu ne peut pas ne pas faire ce qu'il a fait, nous l'affirmons en raison de sa perfection, car en Dieu pouvoir ne pas faire ce qu'il fait serait une imperfection, et d'ailleurs il ne peut y avoir en lui une cause secondaire déterminante qui le pousserait à l'action, puisqu’alors il ne serait plus Dieu.
(3) Maintenant, la question est de savoir si Dieu peut renoncer à faire ce qui est dans son idée et ce qu'il peut faire d'une manière si parfaite ; et, dans ce cas, si ce serait en lui une perfection. Suivant nous, toutes les choses qui arrivent sont produites par Dieu ; elles doivent donc être prédestinées par lui d'une manière nécessaire ; autrement, il serait susceptible de changement, ce qui en lui serait un grand défaut ; et, en outre, cette prédestination doit être en lui de toute éternité, éternité qui n'a ni avant ni après. D'où il suit certainement que les choses n'ont pu être prédestinées par Dieu à l'avance autrement qu’elles ne le sont de toute éternité, et que Dieu ne pouvait être avant cette prédestination, ni sans elle.
(4) En outre, si Dieu pouvait omettre quelque chose, cela devrait venir soit d'une cause qui est en lui, soit sans cause ; si c'est le premier qui est vrai, alors ce serait encore pour lui une nécessité d'omettre cette action ; si c'est le second, ce serait une nécessité de ne pas l'omettre : ce qui est évident par soi-même. De plus, c’est une perfection dans une chose créée d'être, et d'être produite par Dieu, car, de toutes les imperfections, la plus grande est de ne pas être ; et comme le salut et la perfection de toutes choses sont la volonté de Dieu, si Dieu ne voulait pas l'existence de telle chose, il s'ensuivrait que le salut et la perfection de cette chose consisteraient à ne pas être, ce qui est contradictoire ; c'est pourquoi nous nions que Dieu puisse omettre de faire ce qu'il fait,
(5) ce que quelques-uns prendront pour une imperfection et un blasphème envers Dieu ; erreur qui vient seulement de ce qu'ils ne voient pas en quoi consiste la vraie liberté, laquelle ne peut en aucune façon consister, comme ils se l'imaginent, en ce que l'on pourrait agir ou ne pas agir à son gré ; mais, au contraire, la vraie liberté n'est rien autre chose que la première cause, qui n'est nullement pressée ou contrainte par aucune cause extérieure, et qui, par sa seule perfection, est cause de toute perfection : par conséquent, si Dieu pouvait omettre telle action, il ne serait pas parfait : car pouvoir omettre de faire dans ses œuvres quelque bien ou perfection est incompatible avec sa nature, puisque cela impliquerait quelque défaut. Donc, que Dieu soit la seule cause libre, c'est ce qui résulte non seulement de ce que nous avons dit, mais encore de ce qu'il n'y a pas en dehors de lui de cause externe qui puisse le contraindre ou exercer une pression sur lui : ce qui ne peut se rencontrer dans les choses créées.
(6) Contre ce que nous venons de dire, on argumente de cette manière : le bien n'est bien que parce que Dieu l'a voulu, et Dieu pourrait faire que le mal devint le bien. C'est comme si l'on disait que Dieu est Dieu parce qu'il veut être Dieu, et qu'ainsi il pourrait ne pas être Dieu, ce qui est absurde. En outre, lorsque les hommes font une action et qu'on leur demande pourquoi ils la font, ils répondent : Parce que la justice l'exige. Si on leur demande : Pourquoi la justice ou plutôt la cause première de toutes les choses justes exige-t-elle telles actions ? ils répondent : Parce que la justice elle-même le veut. Mais, je le demande, la justice pourrait-elle renoncer à être juste ? Nullement, car elle ne serait plus justice ; et quoique ceux qui disent que Dieu fait toutes les choses qu'il fait parce qu’elles sont bonnes en elles-mêmes pensent peut-être différer de nous, ils n'en diffèrent guère en réalité, puisqu'ils supposent quelque chose avant Dieu, qui l'oblige et l'enchaîne, et en vertu de quoi il désire que telle chose soit bonne, telle autre juste.
(7) Enfin une nouvelle question s'élève : en supposant que toutes choses aient été créées autrement et disposées et prédestinées éternellement dans un autre ordre qu’elles ne le sont, Dieu serait-il également parfait ? A quoi il faut répondre que si la nature avait été créée de toute éternité autre qu'elle n'est, alors, d'après l'opinion de ceux qui attribuent à Dieu un entendement et une volonté, il s'ensuivrait que Dieu aurait eu un autre entendement et une autre volonté, par lesquels il eût fait les choses autres qu'il ne les a faites, et ainsi Dieu serait maintenant autre qu’il n'eût été dans cette hypothèse, et aurait été alors autre qu'il n'est maintenant ; par conséquent, si nous admettons que Dieu est maintenant l’être le plus parfait, nous sommes forcés de dire qu'il n'eût pas été tel s'il eût créé toutes choses autrement, conséquences absurdes, qui ne peuvent être attribuées en aucune façon à Dieu, lequel maintenant et dans toute l'éternité, est, a été, et sera immuable.
(8) Ces conséquences résultent encore de l'analyse que nous avons faite de la vraie liberté, qui ne consiste pas à pouvoir agir ou ne pas agir, mais en cela seulement de ne pas dépendre d'autre chose, de telle sorte que tout ce que Dieu fait vient de lui et est fait par lui, comme par la cause la plus libre et la plus sage. Or, Dieu étant la première cause, il doit y avoir quelque chose en lui, par quoi il fait ce qu'il fait et ne peut pas ne pas le faire : et comme ce qui le fait agir ne peut être autre chose que sa propre perfection, nous concluons que si sa perfection ne le faisait agir de telle manière, les choses n'existeraient pas et n'eussent pas commencé à être de la manière dont elles sont.
(9) Voilà pour la première propriété de Dieu ; passons à la seconde, et voyons ce qu’il y a à en dire.
Commentaire/Analyse
La liberté est un « vieux » problème théologique. La séquence historico-théologique la plus fameuse reste la controverse pélagienne dans laquelle nous retrouvons Pélage, le bienheureux Augustin et Saint Jean Cassien. Le sujet en était les modalités d’accession au salut, et ce qui est déterminant dans l’obtention de celui-ci. Pour rendre schématiquement les trois opinions théologiques, car elles sont bien évidemment plus complexes, on pourrait dire ceci :
Pélage : le salut s’obtient par les actions de l’homme. C’est l’homme qui librement choisit et agit en vue d’être sauvé.
Augustin : le salut est voulu par Dieu. C’est Dieu qui, au travers de Sa providence, dirige la vie de l’homme pour le justifier.
Cassien : le salut est une synergie entre l’homme et Dieu. Dieu met tout en place pour que l’homme soit sauvé, mais l’homme a une part à jouer dans ce salut. Elle est infime mais belle et bien réelle.
La position orthodoxe, qu’on qualifiera d’équilibrée est celle de Cassien : la synergie. On pourra demander, quelle est au final la différence entre la position pélagienne et celle de Cassien ? C’est une question toujours actuelle, car pour nombre de patrologues catholiques romains, Cassien est vu comme semi-pélagien. Cette position n’est pas correcte et est bien évidemment due à un prisme augustinien. Le point commun pourrait être identifié comme tel : pour Pélage l’homme fait tout, et pour Cassien, l’homme fait une partie. Que ce soit une partie, ou plus encore le tout, si cette partie n’est pas faite, le salut n’est pas là. Donc, la partie déterminante du salut est humaine.
Bien évidemment, puisque l’homme est créé libre, son choix et ses actions vont être déterminants dans l’issue de cette question. Il devra mettre tout en œuvre dans sa vie pour gagner ce salut. Mais la position pélagienne laisse entendre que le salut se gagne indépendamment de Dieu, presque malgré Lui, voire contre Lui. Or, le salut n’est pas arraché à Dieu. Et c’est là où il faut aussi se nourrir d’Augustin, mais de façon mesurée. Le salut est voulu par Dieu. Mais c’est un salut qui va devoir avoir de la valeur. Il doit représenter quelque chose. Dieu va donc tout mettre en place pour que l’homme puisse obtenir son salut, mais jamais en niant la liberté dont il l’a gratifié en le créant. Il n’y a pas de liberté sans amour. Autre élément augustinien à prendre en compte et à méditer : au final, l’homme ne mérite pas son salut. Malgré toutes ses actions, il n’en est pas digne. Son amour ne sera jamais assez grand. C’est cet aspect qu’Augustin a exagéré pour vaincre Pélage dans sa joute théologique. Il faut bien comprendre in fine, que malgré tout ce que nous faisons, selon le strict point de vue de la justice, nous ne méritons rien d’autre que la géhenne. Mais comme notre relation à Dieu, est celle d’un fils à son père, l’amour filial prend le pas sur la justice, et la miséricorde divine l’emporte sur la justice divine. Heureusement, sinon, l’enfer serait plein à la fin des temps…
Ainsi donc, pour penser correctement la position de Cassien, et ce que pense l’orthodoxie de cette problématique, il faut au final prendre deux concepts dans deux champs d’erreur que sont les pensées de Pélage et d’Augustin. Il faut garder de Pélage, qu’il n’y a pas d’élection au salut, et que l’homme devra s’inscrire dans une vie de miséricorde, pour pouvoir bénéficier de la miséricorde divine. Il faut garder d’Augustin, que quelques soient nos actions, il ne faut jamais s’estimer digne du Royaume, car ce serait comparer le fini et l’infini. Il ne faut jamais se croire justifié en rien, car nous ne méritons au final aucune justification, et notre seul espoir réside dans la miséricorde divine. Mais Pélage avait tort en imaginant que Dieu était extérieur au salut humain : c’est Lui qui le donnera, à des créatures qui l’ont cherché mais qui n’en étaient pas dignes. Augustin avait tort en imaginant que ce choix était fait par Dieu de toute éternité. Il est connu de Dieu, mais il est fait par l’homme.