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De la nature naturante (chapitre VIII)

Avant d'aller plus loin et de passer à un autre sujet, nous diviserons toute la nature en deux parties, la nature naturante et la nature naturée.

Par nature naturante, nous entendons un être qui, par lui-même et sans le secours d'aucune autre chose (comme les propriétés ou attributs que nous avons déjà décrits), peut être connu clairement et distinctement, tel qu'est Dieu : c'est en effet Dieu que les Thomistes désignent par cette expression ; mais la nature naturante comme ils l'entendaient était un être en dehors de toute substance.

La nature naturée se divisera en deux parties, l’une générale, l’autre particulière. La première se compose de tous les modes qui dépendent immédiatement de Dieu (nous en traiterons dans le chapitre suivant) ; la seconde consiste dans les choses particulières qui sont causées par les modes généraux, de telle sorte que la nature naturée, pour être bien comprise, a besoin d'une substance.

De la nature naturée (chapitre IX)

(1) Quant à ce qui concerne la nature naturée générale, c'est-à-dire les modes ou créatures qui dépendent immédiatement de Dieu ou sont créées par lui, nous n'en connaissons pas plus de deux, à savoir le mouvement dans la nature et l’entendement dans la chose pensante, lesquels modes sont de toute éternité et subsisteront pendant toute éternité. Oeuvre vraiment grande et digne de la grandeur de son auteur !

(2) Pour le mouvement, comme il appartient plus spécialement à la science de la nature qu'à celle dont nous traitons, nous n'avons pas besoin de dire qu'il a été de toute éternité et qu'il subsistera sans altération pendant toute l'éternité, qu'il est infini en son genre et ne peut ni exister ni être conçu par lui-même, mais seulement par le moyen de l'étendue ; nous ne parlerons point de ces choses, et nous nous contenterons de dire qu'il est le Fils de Dieu, l'ouvrage de Dieu, immédiatement créé par lui.

(3) Quant à l'entendement dans la chose pensante, il est aussi comme celui-là, fils, oeuvre, création immédiate de Dieu, existant de toute éternité et subsistant sans altération pendant toute l'éternité. Son seul attribut est de comprendre toutes choses en tout temps d'une manière claire et distincte, accompagnée d'une joie infinie, parfaite, immuable, qui ne peut pas agir autrement qu'elle n'agit ; et quoique tout cela soit suffisamment clair par soi-même, nous en traiterons avec plus de clarté encore dans notre Traité sur les passions de l'âme ; c'est pourquoi nous n'en dirons pas davantage en ce moment.


Commentaire/Analyse

L’Arianisme, à savoir le courant de pensée issue de la théologie d’Arius, prêtre d’Alexandrie, causa une crise immense dans l’Eglise au quatrième siècle. L’Arianisme, et ainsi le présentait le Père Georges Florovsky, est une hérésie du temps. En effet, son postulat central est que le Fils de Dieu est créé. Il est créature, et comme toute créature a un commencement. Il est donc soumis au temps. Le terme « Fils de Dieu » porte ainsi sa problématique propre, sans avoir forcément de responsabilité directe dans la crise arienne. En effet, l’expression « Fils de Dieu » est celle, avec toutes les limitations et ambiguïtés du langage, choisie par l’Eglise pour présenter la relation du Père au Fils. Ceci ne manque jamais d’évoquer des images purement humaines, car les références à la filiation et à la paternité renvoient immanquablement vers des choses ô combien biologiques et temporelles. Ainsi, on se demandera toujours qui est la mère, la nature de la conception, etc. C’est en cela où cette expression issue du monde grec est ma foi fort problématique. Elle doit toujours, et c’était là le mode de fonctionnement classique, s’accompagner d’un commentaire oral ou écrit, chargé d’expliciter ce que signifie « Fils de Dieu ». La seule chose qu’indique l’expression en tant que telle, c’est que le Fils « provient » du Père. Mais cela se déroule en dehors de toute notion liée à l’espace et au temps. Et ce mode de « provenance » est appelé engendrement, sans que cela nous renseigne d’ailleurs bien davantage. En tout cas, il s’agit d’une expression qui est du domaine purement chrétien, et qui ne peut se rencontrer sérieusement sans commentaire adéquat.



Il est donc surprenant et totalement inattendu de voir Spinoza utiliser ici cette expression. Il en connaît la coloration. Son allusion aux thomistes montre qu’il connait la scolastique, ce qui était une évidence déjà depuis son premier chapitre (il leur avait lancé une petite pique si vous vous souvenez bien). Ce qui est davantage surprenant ici, c’est de voir Spinoza utiliser « Fils de Dieu » dans le cadre de quelque chose qui n’est ni chrétien, ni arien. En fait, il est davantage proche du Christianisme que de l’Arianisme. En effet, le « Fils de Dieu », qui n’est pas du tout personnel chez Spinoza, n’en hérite pas moins de l’infini. S’il utilise le mot « création », celle-ci n’est pas comme Arius soumise au temps, car le philosophe le précise bien : « il a été de toute éternité et subsistera pendant toute éternité ». Qu’est-ce que cela indique d’un point de vue chrétien ? Que philosophiquement, la Trinité ne pose pas de problème dans ses axiomes fondamentaux : un infini peut engendrer un infini. Même si Spinoza s’est lourdement trompé dans l’identification de cet infini engendré, il n’en reste pas moins, que les axiomes trinitaires ne sont pas chrétiens exclusivement. Ils sont philosophiques !!! la conséquence est pleine d’espoir : le monde entier peut venir au Christ, ne serait-ce que par la pensée.

Ensuite il faut être honnête, et constater que Spinoza place les choses relatives au « Fils de Dieu » dans les choses créées. En effet, sa distinction entre nature naturante et nature naturée peut se reformuler ainsi : nature qui ne reçoit pas sa nature, et nature qui reçoit sa nature, soit nature incréée et nature créée. Il reste néanmoins, qu’il y a ici une innovation philosophique d’un infini provenant d’un infini. L’infini provenant de l’infini est créé pour Spinoza, incréé pour la théologie chrétienne. Ainsi, Spinoza est à mi-chemin entre Arius et la dogmatique orthodoxe.