Lien vers le texte de la préface de la seconde partie : cliquer ici

(1) Après avoir parlé dans la première partie de Dieu et des choses générales et infinies, nous aborderons dans cette seconde partie l'étude des choses particulières et finies, non pas de toutes, parce qu'elles sont en nombre infini, mais seulement de celles qui concernent l'homme ; et nous traiterons de la nature de l'homme, en tant qu'il se compose de certains modes compris dans les deux attributs que nous avons reconnus en Dieu.

(2) Je dis de quelques modes, parce que je ne pense en aucune façon que l'homme, en tant qu'il se compose de corps et d'âme , soit une substance, car nous avons montré dans la première partie :

1° qu'aucune substance ne peut commencer d'exister ; 2° qu'une substance ne peut en produire une autre ; 3° enfin qu'il ne peut pas y avoir deux substances égales. Maintenant, comme l'homme n'a pas été de toute éternité, qu'il est fini et égal à la multitude des hommes, il ne peut pas être une substance,

(3) de telle sorte que tout ce qu'il a de pensée ne sont que des modes de l'attribut de la pensée que nous avons reconnu en Dieu ; et tout ce qu'il a de figure, mouvement et autres choses semblables, sont également des modes de l'autre attribut que nous avons reconnu en Dieu.

(4) Quelques-uns, à la vérité, de ce que la nature humaine ne peut ni subsister ni être comprise sans les propriétés, qui, d'après nous-mêmes, sont substance, essaient d'en conclure que l'homme est une substance ; mais cette conséquence n'a d'autre fondement que de fausses suppositions ; car, puisque la nature de la matière ou du corps existait avant que la forme du corps humain existât, il est impossible que cette nature fût un mode du corps humain, et il est clair que dans le temps où l'homme n'était pas, elle ne pouvait appartenir à la nature de l'homme.

(5) Et, quant à la règle fondamentale qu'ils invoquent, à savoir : que ce sans quoi une chose ne peut ni subsister ni être comprise appartient à la nature de cette chose, nous ne la nions pas, car nous avons déjà prouvé que, sans Dieu, aucune chose ne peut ni subsister ni être comprise ; c'est-à dire que Dieu doit exister et être compris avant que les choses particulières existent et soient comprises. Nous avons aussi montré que ce qui appartient à la nature de la définition, ce ne sont pas les concepts génériques (genus et species), mais ce sont les choses qui peuvent exister sans d'autres et être conçues sans elles. Cela étant, quelle règle poserons-nous pour savoir ce qui appartient à la nature d'une chose ? Celle-ci : nous disons appartenir à la nature d'une chose ce sans quoi cette chose ne peut ni exister ni être comprise, mais de telle façon que la réciproque soit vraie, c'est-à-dire de telle sorte que le prédicat ne puisse lui-même ni exister ni être conçu sans cette chose.

Commençons donc à traiter des modes qui constituent la nature humaine : ce sera l'objet du ler chapitre de cette seconde partie.

1. 1. Notre âme est ou une substance ou un mode. Elle n'est pas une substance, car nous avons prouvé qu'il n'y a pas de substance finie dans la nature ; donc elle est un mode.

2. Si l'âme est un mode, elle doit être un mode de l'étendue substantielle, ou un mode de la pensée substantielle ; or elle n'est pas un mode de l'étendue ; donc elle est un mode de la pensée.

3. La pensée substantielle, ne pouvant être finie, est infinie, parfaite en son genre, et est un attribut de Dieu.

4. Une pensée parfaite doit avoir une connaissance (mode de la pensée) de toutes les choses qui existent, tant substance que modes, sans aucune exception.

5. Nous disons "qui existent", parce que nous n'entendons pas parler d'une connaissance ou idée qui aurait pour objet la nature de tous les êtres dans leur ensemble, tels qu'ils sont compris dans leur essence, abstraction faite de leur existence particulière, mais seulement de la connaissance ou idée les choses particulières, en tant qu'elles viennent à l'existence.

6. Cette connaissance ou idée de toute chose particulière, en tant qu'elle arrive à l'existence réelle, est l'âme de cette chose.

7. Toute chose particulière qui arrive à l'existence réelle, devient telle par le mouvement ou par le repos ; et c'est ainsi (c'est-à-dire par le mouvement et le repos) que se produisent tous les modes dans la substance étendue que nous nommons des corps.

8. La différence entre les corps résulte seulement d'une proportion différente de repos et de mouvement : d'où vient que les uns sont d'une manière, les autres d'une autre, les uns ceci, les autres cela.

9. De telle proportion de repos et de mouvement provient l'existence de notre propre corps ; et à ce corps, ainsi qu'à toute autre chose doit correspondre une connaissance ou idée dans la substance pensante ; et c'est cette idée qui est notre âme.

10. Cependant ce corps était dans un autre rapport de repos et de mouvement, quand il était un enfant non encore né, et il sera plus tard dans un autre rapport quand nous serons morts ; et cependant il n'y en avait pas moins alors, et il n'y en aura pas moins dans la suite, une idée ou connaissance de notre corps dans la chose pensante, mais non pas la même, parce que le corps, dans ces deux cas, consiste dans une autre proportion de repos et de mouvement.

11. Donc, pour produire une telle idée (ou mode de penser) dans la pensée substantielle, à savoir celle qui constitue notre âme, il ne suffit pas d'un corps quelconque (qui alors devrait être connu autrement qu'il ne l'est), mais d'un corps consistant dans une telle proportion de repos et de mouvement ; car tel corps, telle idée.

12. Si donc il y a tel corps ayant telle proportion, par exemple de 1 à 3, ce sera notre corps, et l'âme qui lui correspondra sera notre âme : ce corps pourra bien être soumis à un changement continuel, mais sans sortir des bornes de cette proportion de 1 à 3 ; seulement, autant de fois il change, autant de fois l'âme change également.

13. Ce changement produit en nous par l'action des autres corps agissant sur le nôtre ne peut avoir lieu sans que notre âme, qui est également dans un état perpétuel de changement, en devienne consciente, et c'est ce que l'on appelle la sensation.

14. Mais, si les autres corps agissent sur le nôtre avec tant de violence que la proportion de l à 3 ne puisse plus subsister, alors c'est la mort, et par suite l'anéantissement de l'âme, en tant qu'elle est la connaissance, l'idée de ce corps ainsi proportionné.

15. Cependant, comme l'âme est un mode dans la substance pensante, et qu'elle peut la connaître et l'aimer aussi bien que la substance étendue, elle peut, par son union avec les substances qui durent toujours, se rendre elle-même éternelle.



Commentaire/Analyse




Spinoza (et nous par la même occasion) est arrivé à la moitié de son court traité. La première partie traitait de Dieu, et la seconde et dernière traitera naturellement de l’homme. Immédiatement, sans le démontrer le moins du monde, Spinoza recourt à une anthropologie dualiste assez classique : l’homme vu comme corps et âme. Il assène plus qu’il ne démontre. On voit ici la dette qu’il a vis-à-vis de Descartes dans cette vision, mais cette dette est au final plus ancienne.

En réalité cette anthropologie est gnostique. La gnose a cette vision de l’homme… c’est vous dire si elle ne sait pas grand-chose !!! En effet, ainsi que l’expose Saint Irénée de Lyon dans le traité contre les hérésies, ou le Saint Apôtre Paul en personne dans sa lettre aux Ephésiens, l’homme est en fait, porteur d’une anthropologie tripartite ou ternaire (l’allusion trinitaire est évidente mais il ne s’agit pas d’un décalque pur et simple). L’homme n’est pas corps et âme, il est corps – âme – esprit. Relisez le Magnificat de la Theotokos dans le premier chapitre de l’Evangile de Luc : elle y distingue très clairement âme et esprit. J’ai déjà abordé cette problématique dans des posts différents et ne vais donc pas m’étendre pour refaire au final le même post avec une autre rédaction.

Il est intéressant de voir chez Spinoza, lui qui est si prompt et diligent à repartir sur des axiomes mis en lumière, comment il « reçoit » cette dualité corps et âme. Il ne le déduit de rien. Il ne l’explique pas. Il le constate, comme quelque chose qui échapperai à tout son système pourtant si bien construit. On pourra ici constater combien notre monde est gnostique, sans rien en savoir ouvertement. Et par ricochet, on pourra constater combien le christianisme est « original ». Si Spinoza connaissait cette particularité tripartite de la théologie chrétienne fondamentale (et non pas sa dérive gnostique qui a investi globalement le monde catholique romain), peut-être arguerait-il que rien ne permet sérieusement, philosophiquement, de distinguer entre âme et esprit. Il se contente d’essayer de percer philosophiquement le mystère de l’âme et du corps humain. En ce cas on pourra lui répondre (toujours dans le cadre de ce dialogue philosophique fictif), qu’aujourd’hui, la puissance de cette gnose invisible va jusqu’à nier l’âme. Les athées ne voient pas ce qui permet de définir l’âme. Nous verrons si Spinoza peut être d’une aide quelconque dans cette deuxième moitié de son traité.