Spinoza : court traité (seconde partie - chapitre 4) : la joie d’exister et l’autre
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(1) Après avoir montré dans le chapitre précédent comment les passions naissent des erreurs de l'opinion, nous avons à considérer maintenant les effets des deux autres modes de connaissance, et d'abord de celui que nous avons nommé la vraie foi[1].
(2) Ce mode de connaissance nous apprend en effet comment les choses doivent être, et non pas comment elles sont en vérité : d'où vient que nous ne sommes jamais complètement unis avec la chose que nous croyons. Je dis donc que cette connaissance nous montre comment la chose doit être, et non quelle elle est. Il y a là une grande différence, car, comme nous l'avons montré dans notre exemple de la règle de trois, si quelqu'un peut trouver par la proportion un quatrième nombre qui soit au troisième comme le second est au premier, il peut dire alors, par le moyen de la multiplication et de la division, que ces quatre nombres sont proportionnels ; et, quoiqu’il en soit réellement ainsi, il en parle néanmoins comme d'une chose qui est en dehors de lui ; tandis que lorsqu'il considère la proportionnalité, comme nous l'avons montrée dans le quatrième cas, il dit que la chose est en effet ainsi, car alors elle est en lui, et non hors de lui. Et voilà pour le premier point.
(3) Quant au second effet de la vraie foi, il consiste à nous conduire à la claire connaissance, par laquelle nous aimons Dieu ; et elle nous fait connaître intellectuellement les choses qui sont hors de nous, et non en nous.
(4) Le troisième effet est qu’elle nous donne la connaissance du bien et du mal et nous fait connaître les passions que nous devons réprimer. Et, comme nous avons montré déjà précédemment que les passions qui naissent de l'opinion peuvent faire beaucoup de mal, il est bon de voir comment le second mode de connaissance nous sert à discerner ce qu'il y a dans ces sortes de passions de bon ou de mauvais. Pour faire ce travail d'une manière convenable, considérons-les, comme nous l'avons déjà fait, mais de plus près, pour pouvoir reconnaître par là quelles sont celles qui doivent être choisies et celles qui doivent être rejetées. Avant d’arriver là, résumons brièvement ce qu'il y a de bon et de mauvais dans l'homme.
(5) Nous avons déjà dit que toutes choses sont nécessaires, et que dans la nature il n'y a ni bien ni mal ; aussi, lorsque nous parlons de l’homme, nous entendons parler de l'idée générale de l'homme, laquelle n'est autre chose qu’un être de raison (Ens rationis). L'idée d'un homme parfait, conçue par notre esprit, nous est un motif, quand nous nous observons nous-mêmes, de chercher si nous avons quelque moyen d'atteindre à cette perfection.
(6) C'est pourquoi tout ce qui peut nous conduire à ce but, nous l'appelons bien ; tout ce qui nous en éloigne ou n'y conduit pas, mal.
(7) Il faut donc, pour traiter du bien et du mal dans l'homme, connaître d'abord l'homme parfait ; car, si je traitais du bien et du mal dans un homme particulier, par exemple Adam, je confondrais l’être réel avec l’être de raison, ce que le philosophe doit soigneusement éviter, pour des raisons que nous dirons plus loin.
(8) En outre, comme la fin d’Adam ou de toute autre créature particulière ne peut nous être connue que par l'évènement, il s'ensuit que tout ce que nous disons de la fin de l'homme doit être fondé sur la conception de l’homme parfait[2] : or, comme il s'agit ici d’un pur être de raison (ens rationis), nous pouvons en connaître la fin, comme aussi ce qui est bien ou mal pour lui, puisque ce ne sont là que des modes de la pensée.
(9) Pour arriver graduellement à la question, rappelons-nous que les émotions, les affections, les actions de notre âme naissent de nos pensées, et que nous avons divisé nos pensées en quatre espèces : 1° le ouï-dire ; 2° l’expérience ; 3° la foi ; 4° la connaissance claire.
Nous avons vu, en étudiant les effets de ces quatre degrés de connaissance, que la connaissance claire est la plus parfaite de toutes, puisque l’opinion nous induit souvent en erreur, et que la foi vraie n’est bonne que parce qu’elle est le chemin de la connaissance claire et qu'elle nous excite aux choses qui sont vraiment aimables ; de telle sorte que notre dernière fin, le principal objet de notre science, est la connaissance claire,
(10) qui est diverse selon la diversité des objets qui se présentent : meilleur est l’objet avec lequel elle s'unit, meilleure est la connaissance elle-même ; et ainsi, l'homme le plus parfait est celui qui s’unit à Dieu, le plus parfait des êtres, et qui jouit de lui.
(11) Pour chercher ce qu’il y a de bon et de mal dans les passions, nous les étudierons donc séparément, et d'abord l’admiration, qui, née du préjugé et de l’ignorance, est une imperfection dans l’homme livré à cette passion ; je dis une imperfection, parce que l’admiration ne contient en soi aucun mal positif.
[1] La foi est une conviction puissante fondée sur des raisons, en vertu de laquelle je suis persuadé dans mon entendement que la chose est en vérité et en dehors de mon esprit, semblablement à ce qu'elle est dans mon esprit. Je dis une conviction puissante fondée sur des motifs, pour la distinguer de l'opinion, qui est toujours douteuse et sujette à l'erreur, aussi bien que de la science, qui ne consiste pas dans une conviction fondée sur des raisons, mais dans une union immédiate avec la chose elle-même. Je dis en outre que la chose est en vérité et hors de mon esprit. En vérité, car dans ce cas les raisons ne peuvent pas me tromper : elles ne se distingueraient pas de l'opinion. Je dis en outre qu’elle est semblablement : car la foi ne peut me montrer que ce que la chose doit être, et non ce qu'elle est ; autrement, elle ne se distinguerait pas de la science. Je dis encore : en dehors ; car elle nous fait jouir intellectuellement non de ce qui est en nous, mais de ce qui est hors de nous.
[2] Nous ne pouvons avoir d’aucune créature particulière une idée qui soit parfaite, car la perfection de cette idée (c'est-à-dire la question de savoir si elle est vraiment parfaite ou non) ne peut se déduire que d’une idée parfaite, générale, ou être de raison.
Commentaire/Analyse
Ce passage est très révélateur de ce que Spinoza considère comme inné ou acquis. Il y a des choses qu’il ne remet pas en cause, et qui pourtant posent problème. La première est le moyen par lequel il fonde une morale. La morale spinoziste est fondée sur des valeurs subjectives, internes à la personne. Ceci est cliniquement la définition du relativisme moral. Avec des personnes comme Spinoza, il n’est pas lieu de craindre que ce relativisme débouche jamais sur quelque chose de très dangereux ou nocif pour le prochain. Mais le relativisme moral n’est pas un problème lorsqu’il est utilisé par des « bons ». Le problème survient avec les « méchants ». Prenons un acte abject comme le viol. Qu’est-ce qui permet au final de justifier que c’est un acte mauvais ? On peut imaginer converser avec Spinoza qui nous aurait expliqué selon lui pourquoi le viol est mauvais. Mais le Diable se cache toujours dans les détails : selon lui. Selon Spinoza, nul doute que le viol est abject. Mais pour un violeur, ayant également une morale personnelle et relative, nous pourrons arriver à d’autres conclusions, beaucoup moins compatible avec la morale chrétienne. Disons-le clairement : une morale n’est valide que lorsqu’elle est fondée sur des valeurs objectives. Objectif signifiant ici extérieur à l’homme, alors le code moral doit être donné par Dieu. En ce cas il n’y a plus de débat. C’est tout le paradoxe de l’homme. Il est le premier à se plaindre de l’état lamentable du monde, mais est le premier à rechigner lorsque la religion lui amène les normes à respecter pour remettre tout en bon ordre.
Spinoza a retrouvé seul la joie simple d’exister. Nous autres humains vivons la plupart du temps sans même nous poser la question du caractère absolument inouï de nos existences ! nous ne sommes pas stupéfaits d’être ! nous sommes, de façon routinière et mécanique : problèmes de santé, de couple, de travail, etc. Mais si l’on échappe de peu à la mort, alors l’on prend conscience de la futilité de ces problèmes et l’on ressent une joie profonde du simple fait d’exister. Spinoza, en grand philosophe qu’il fut, a retrouvé ceci seul. C’est déjà suffisant pour le mettre en avant dans l’histoire de la pensée humaine. Mais son extase est close sur elle-même. Spinoza n’a pas besoin de l’autre pour se réaliser pleinement, même si sa morale relative intègre bien évidemment la relation à l’autre. Spinoza aurait pu être parfaitement heureux avec ses propres pensées dans la situation d’un homme sur une île déserte. Du point de vue de la théologie orthodoxe, être seul à un endroit, est un non-sens, une véritable épreuve spirituelle, puisque l’être humain est un être en relation. Jamais dans ce que nous dit Spinoza il n’y a la dimension relationnelle. Spinoza fut un homme qui a placé la vérité au-dessus de son appartenance communautaire (en effet il fut exclu de la communauté juive à laquelle il appartenait) car la foi juive entrait en contradiction avec ses raisonnements philosophiques. En cela il est admirable, car un chercheur de vérité doit aller au bout de sa quête, quel qu’en soit le prix. Mais Spinoza a utilisé des axiomes de réflexions qui sont éminemment discutables. Peut-être eut-il mieux valu qu’il se mette en quête d’un autre judaïsme, car au-delà des erreurs conceptuelles du judaïsme de sa communauté (qui nous restent inconnues), il eut été plus proche de la vérité qu’il ne pensait l’être, en philosophant seul. Spinoza a manqué le concept de « relation ». Son Dieu n’est pas relationnel du tout. Il est terriblement scolastique, c’est-à-dire que les raisonnements portent sur son essence. Cela a imprimé tout sa conception humaine, finalement à l’image de son dieu : une essence, mais pas une relation. Alors que pour la théologie orthodoxe, les relations sont tout aussi importantes. Dieu est amour nous dit Saint Jean. Mais qui aime-t-il lorsqu’il n’a pas de création ? La création procède d’un acte totalement gratuit et bon. Un Dieu non relationnel devient contraint par son amour, à créer pour pouvoir aimer. La relation est un manque majeur, un vide abyssal chez Spinoza. Il y a manqué Dieu et l’homme.