Spinoza : court traité (seconde partie - chapitre 5) : grandeur et misère ascétique du philosophe
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De l’amour
(1) L'amour consiste à jouir d'une chose et à s'unir à elle : nous le diviserons donc d'après la nature de son objet, objet dont l'homme cherche à jouir en s'unissant avec lui.
(2) Certains objets sont corruptibles en soi ; d'autres sont incorruptibles par leur cause ; un troisième enfin est éternel et incorruptible par lui-même et par sa propre vertu. Les corruptibles sont les choses particulières qui n'existent pas de toute éternité et qui ont eu un commencement. Les incorruptibles par leur cause, sont les modes universels, dont nous avons déjà dit qu’ils sont les causes des modes particuliers. L'incorruptible par soi est Dieu, ou, ce qui est la même chose, la vérité.
(3) L'amour naît donc de la représentation et de la connaissance que nous avons d'un objet ; et plus l'objet se montre grand et imposant, plus l'amour est grand et imposant en nous.
(4) Nous pouvons nous affranchir de l'amour de deux manières : ou bien par la connaissance d'une chose meilleure, ou bien par l'expérience qui nous apprend que l'objet aimé que nous avons pris pour quelque chose de grand et de magnifique nous apporte beaucoup de douleur, de peine et de dommage.
(5) C'est encore un caractère de l'amour, que nous ne voulons jamais nous affranchir de cette passion absolument (comme nous pouvons le faire pour l'admiration et pour les autres passions) :
1° parce que cela est impossible ; 2° parce qu'il est nécessaire de ne pas nous en affranchir. 1° Impossible ; car cela ne dépend pas seulement de nous, mais encore de l'objet ; et, pour que puissions ne pas vouloir aimer et ne pas aimer en effet un objet, il faudrait que cet objet ne nous fût pas préalablement connu. 2° Il est nécessaire de ne pas nous affranchir tout à fait de l'amour, parce que, à cause de notre faiblesse, nous ne pourrions exister sans la jouissance de quelque bien auquel nous sommes unis et par lequel nous sommes fortifiés.
(6) De ces trois espèces d'objets, lesquels doivent être recherchés, lesquels rejetés ? Pour ce qui est des choses corruptibles, quoiqu’il soit nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque bien et que nous nous unissions à lui pour exister, il est certain néanmoins que par l'amour et le commerce de ces choses, nous ne sommes en aucune façon fortifiés, puisqu’elles sont elles-mêmes fragiles, et qu’un boiteux ne peut pas en supporter un autre. Non-seulement elles ne nous sont pas utiles, mais elles nous nuisent : en effet, on sait que l'amour est une union avec un objet que l'entendement nous présente comme bon et imposant ; et nous entendons par union ce qui fait de l’amour et de l’objet aimé une seule et même chose et un seul tout. Celui-là donc est certainement à plaindre qui s'unit avec des choses périssables, car ces choses étant en dehors de sa puissance, et sujettes à beaucoup d'accidents, il est impossible que, lorsqu’elles sont atteintes, lui-même demeure libre. En conséquence, si ceux-là sont misérables qui aiment les choses périssables, même lorsqu'elles ont encore une sorte d'essence, que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ?
(7) C’est assez pour montrer que la raison nous apprend à nous séparer de ces biens périssables, car, par ce que nous venons de dire, on voit le vice et le poison cachés dans l’amour de ces choses, ce que nous verrons avec encore plus de clarté, en remarquant combien grand et magnifique est le bien que leur jouissance nous fait perdre.
(8) Nous avons dit déjà précédemment que les choses corruptibles sont en dehors de notre puissance ; cependant, qu’on nous comprenne bien : nous n’avons pas voulu faire entendre par là en aucune manière que nous sommes une cause libre qui ne dépend de rien autre chose que d’elle même; mais, lorsque nous disons que certaines choses sont ou ne sont pas en notre puissance, voici ce que nous entendons par là : celles qui sont en notre puissance sont celles que nous effectuons conformément à l’ordre de la nature dont nous faisons partie, et conjointement avec elle : celles qui ne sont pas en notre puissance sont celles qui, étant en dehors de nous, ne sont sujettes à aucun changement par notre fait, parce qu’elles sont absolument séparées de notre essence réelle, telle qu’elle a été déterminée par la nature.
(9) Passons à la seconde classe d'objets, ceux qui, quoique éternels et incorruptibles, ne le sont pas cependant par leur propre vertu. Le plus simple examen nous apprend que ces objets ne sont autres que les modes qui dépendent immédiatement de Dieu : leur nature étant telle, ils ne peuvent être compris par nous sans que nous ayons en même temps un concept de Dieu, dans lequel aussitôt, puisqu’il est parfait, notre amour doit nécessairement se reposer ; en un mot, il est impossible, si nous usons bien de notre entendement, que nous négligions d'aimer Dieu, ce dont les raisons sont assez claires. En effet :
(10) 1° Nous savons par expérience que Dieu seul a une essence et que les autres choses n'en ont pas, mais ne sont que des modes ; or les modes ne peuvent être bien compris sans l'essence dont ils dépendent immédiatement, et nous avons montré plus haut que si, pendant que nous aimons quelque chose, nous venons à rencontrer une autre chose meilleure, nous nous tournons vers celle-ci et abandonnons la première ; d’où il suit de toute évidence que lorsque nous apprenons à connaître Dieu, qui a en lui seul toute perfection, nous devons l’aimer nécessairement.
(11) 2° Si nous usons bien de notre entendement dans la connaissance des choses, nous devons les connaître dans leurs causes ; et, comme Dieu est la première cause de toutes choses, la connaissance de Dieu doit précéder logiquement la connaissance de toutes les autres choses, parce que la connaissance des autres choses doit résulter de la connaissance de la première cause. Maintenant, comme l'amour vrai naît toujours de l'opinion que nous avons de la bonté et de l’excellence de l'objet, sur quel autre objet l'amour peut-il se porter avec plus de force que sur le Seigneur notre Dieu, puisqu'il est seul un bien excellent et parfait ?
(12) Nous voyons donc comment nous devons fortifier notre amour, et comment il doit se reposer en Dieu. Ce qu’il nous reste à dire sur l’amour viendra mieux à sa place quand nous traiterons de la dernière espèce de connaissance.
Passons à la recherche que nous avons promise, à savoir quelles passions doivent être recherchées, quelles rejetées.
(1) L'amour consiste à jouir d'une chose et à s'unir à elle : nous le diviserons donc d'après la nature de son objet, objet dont l'homme cherche à jouir en s'unissant avec lui.
(2) Certains objets sont corruptibles en soi ; d'autres sont incorruptibles par leur cause ; un troisième enfin est éternel et incorruptible par lui-même et par sa propre vertu. Les corruptibles sont les choses particulières qui n'existent pas de toute éternité et qui ont eu un commencement. Les incorruptibles par leur cause, sont les modes universels, dont nous avons déjà dit qu’ils sont les causes des modes particuliers. L'incorruptible par soi est Dieu, ou, ce qui est la même chose, la vérité.
(3) L'amour naît donc de la représentation et de la connaissance que nous avons d'un objet ; et plus l'objet se montre grand et imposant, plus l'amour est grand et imposant en nous.
(4) Nous pouvons nous affranchir de l'amour de deux manières : ou bien par la connaissance d'une chose meilleure, ou bien par l'expérience qui nous apprend que l'objet aimé que nous avons pris pour quelque chose de grand et de magnifique nous apporte beaucoup de douleur, de peine et de dommage.
(5) C'est encore un caractère de l'amour, que nous ne voulons jamais nous affranchir de cette passion absolument (comme nous pouvons le faire pour l'admiration et pour les autres passions) :
1° parce que cela est impossible ; 2° parce qu'il est nécessaire de ne pas nous en affranchir. 1° Impossible ; car cela ne dépend pas seulement de nous, mais encore de l'objet ; et, pour que puissions ne pas vouloir aimer et ne pas aimer en effet un objet, il faudrait que cet objet ne nous fût pas préalablement connu. 2° Il est nécessaire de ne pas nous affranchir tout à fait de l'amour, parce que, à cause de notre faiblesse, nous ne pourrions exister sans la jouissance de quelque bien auquel nous sommes unis et par lequel nous sommes fortifiés.
(6) De ces trois espèces d'objets, lesquels doivent être recherchés, lesquels rejetés ? Pour ce qui est des choses corruptibles, quoiqu’il soit nécessaire, avons-nous dit, à cause de la faiblesse de notre nature, que nous aimions quelque bien et que nous nous unissions à lui pour exister, il est certain néanmoins que par l'amour et le commerce de ces choses, nous ne sommes en aucune façon fortifiés, puisqu’elles sont elles-mêmes fragiles, et qu’un boiteux ne peut pas en supporter un autre. Non-seulement elles ne nous sont pas utiles, mais elles nous nuisent : en effet, on sait que l'amour est une union avec un objet que l'entendement nous présente comme bon et imposant ; et nous entendons par union ce qui fait de l’amour et de l’objet aimé une seule et même chose et un seul tout. Celui-là donc est certainement à plaindre qui s'unit avec des choses périssables, car ces choses étant en dehors de sa puissance, et sujettes à beaucoup d'accidents, il est impossible que, lorsqu’elles sont atteintes, lui-même demeure libre. En conséquence, si ceux-là sont misérables qui aiment les choses périssables, même lorsqu'elles ont encore une sorte d'essence, que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ?
(7) C’est assez pour montrer que la raison nous apprend à nous séparer de ces biens périssables, car, par ce que nous venons de dire, on voit le vice et le poison cachés dans l’amour de ces choses, ce que nous verrons avec encore plus de clarté, en remarquant combien grand et magnifique est le bien que leur jouissance nous fait perdre.
(8) Nous avons dit déjà précédemment que les choses corruptibles sont en dehors de notre puissance ; cependant, qu’on nous comprenne bien : nous n’avons pas voulu faire entendre par là en aucune manière que nous sommes une cause libre qui ne dépend de rien autre chose que d’elle même; mais, lorsque nous disons que certaines choses sont ou ne sont pas en notre puissance, voici ce que nous entendons par là : celles qui sont en notre puissance sont celles que nous effectuons conformément à l’ordre de la nature dont nous faisons partie, et conjointement avec elle : celles qui ne sont pas en notre puissance sont celles qui, étant en dehors de nous, ne sont sujettes à aucun changement par notre fait, parce qu’elles sont absolument séparées de notre essence réelle, telle qu’elle a été déterminée par la nature.
(9) Passons à la seconde classe d'objets, ceux qui, quoique éternels et incorruptibles, ne le sont pas cependant par leur propre vertu. Le plus simple examen nous apprend que ces objets ne sont autres que les modes qui dépendent immédiatement de Dieu : leur nature étant telle, ils ne peuvent être compris par nous sans que nous ayons en même temps un concept de Dieu, dans lequel aussitôt, puisqu’il est parfait, notre amour doit nécessairement se reposer ; en un mot, il est impossible, si nous usons bien de notre entendement, que nous négligions d'aimer Dieu, ce dont les raisons sont assez claires. En effet :
(10) 1° Nous savons par expérience que Dieu seul a une essence et que les autres choses n'en ont pas, mais ne sont que des modes ; or les modes ne peuvent être bien compris sans l'essence dont ils dépendent immédiatement, et nous avons montré plus haut que si, pendant que nous aimons quelque chose, nous venons à rencontrer une autre chose meilleure, nous nous tournons vers celle-ci et abandonnons la première ; d’où il suit de toute évidence que lorsque nous apprenons à connaître Dieu, qui a en lui seul toute perfection, nous devons l’aimer nécessairement.
(11) 2° Si nous usons bien de notre entendement dans la connaissance des choses, nous devons les connaître dans leurs causes ; et, comme Dieu est la première cause de toutes choses, la connaissance de Dieu doit précéder logiquement la connaissance de toutes les autres choses, parce que la connaissance des autres choses doit résulter de la connaissance de la première cause. Maintenant, comme l'amour vrai naît toujours de l'opinion que nous avons de la bonté et de l’excellence de l'objet, sur quel autre objet l'amour peut-il se porter avec plus de force que sur le Seigneur notre Dieu, puisqu'il est seul un bien excellent et parfait ?
(12) Nous voyons donc comment nous devons fortifier notre amour, et comment il doit se reposer en Dieu. Ce qu’il nous reste à dire sur l’amour viendra mieux à sa place quand nous traiterons de la dernière espèce de connaissance.
Passons à la recherche que nous avons promise, à savoir quelles passions doivent être recherchées, quelles rejetées.
Commentaire/Analyse
- Dans un blog consacré à la théologie, la phrase « que devons-nous penser de ceux qui aiment les honneurs, le pouvoir, la volupté, qui n’en ont aucune ? » citée comme cela pourrait appartenir à un spirituel du désert, à un Père de l’Église, ou à toute autre figure marquante de l’histoire chrétienne. Mais non, elle est de Spinoza. On voit que le philosophe, prenons le au sérieux et au mot, a réalisé une ascèse déjà haute pour un chrétien fervent. Il n’est pas simple pour le commun des mortels de se débarrasser totalement de tout ce qui a trait aux honneurs, au pouvoir, ou à la volupté. Et cette ascèse de haut niveau est malheureusement couplée à une définition quasi ridicule de l’amour : « L’amour consiste à jouir d’une chose et à s’unir à elle ». Le philosophe utilise le terme d’union car ici il a en tête Dieu, seul « objet » qui finalement mérite l’amour. Tout le développement de Spinoza n’a pour but que de nous montrer que le seul véritable amour est l’amour de Dieu. Et le but véritable de la vie est l’union à Dieu. Mais, très cher Baruch Spinoza, si je convoque Saint Jean, et que je le prends également, comme vous, au mot et au sérieux : “Si quelqu’un dit: J’aime Dieu, et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur; car celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ?”
- si je n’aime pas mon prochain, alors je n’aime pas Dieu.
Car le problème de l’amour de Dieu, est que Dieu est tellement autre, qu’il nous est difficile de l’aimer dans les catégories dans lesquelles les hommes sont programmés pour aimer. On voit que finalement, Spinoza délaisse et méprise cet amour qu’on peut donner aux autres, à cause de leur caractère non divin, transitoire, faible et périssable. Mais le philosophe est ici passé à côté de deux choses essentielles dans sa réflexion : chaque homme est porteur de l’image divine. Et l’amour a une dimension sacrificielle, enseignée en totalité sur la Croix. Ainsi, Dieu n’est pas propriétaire exclusif de la destination de nos amours. Les êtres qui nous entourent aussi peuvent et doivent être aimés. Comment ne pas aimer son conjoint et ses enfants ? Comment ne pas donner sa vie pour eux si nécessaire ? On voit ici, qu’à la fois le philosophe était capable d’une grande ascèse, mise au service d’une bien piètre réflexion.
Rappelons quelque chose d’essentiel : l’ascèse est un moyen et non un but. On entend par ascèse le fait de discipliner son corps et son âme à la volonté de son esprit. L’ascèse physique va travailler sur la sexualité, l’acte de manger et de dormir, le confort matériel qu’on peut avoir, etc. L’ascèse psychique va travailler sur le fait de chasser des pensées mauvaises, de garder parfois le silence, de surveiller avec une main de fer ce qui est dit, etc. L’ensemble de ces pratiques a pour but de faire émerger et de solidifier la personne (au sens théologique, c’est-à-dire notre être véritable) au détriment de l’individu (la construction fausse et mensongère que le monde veut que nous soyons). Cette ascèse est terriblement difficile. Elle n’a rien à envier à celle du pianiste ou du sportif dans la maîtrise de sa discipline. L’ascèse chrétienne tend vers le vrai but. Spinoza nous montre que l’ascèse peut parfois être très haute, et tournée vers un but absolument faux et inutile. C’est ce qui fait à la fois sa grandeur et sa misère.