Spinoza : court traité (seconde partie - chapitre 7) : tristesse et acédie
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(1) Après avoir vu comment la haine et l'admiration se comportent, et avoir montré avec certitude que jamais ces passions ne peuvent trouver place dans ceux qui usent bien de leur entendement, nous poursuivrons de la même manière, et nous traiterons des autres passions. Pour commencer, les premières que nous avons à étudier sont le désir et la joie ; or, comme elles naissent des mêmes causes que celles d'où provient l'amour, nous n'avons rien autre chose à dire qu'à nous souvenir de ce que nous avons dit déjà de cette passion ; bornons-nous donc là sur ce sujet.
(2) Ajoutons-y la tristesse, de laquelle nous pouvons dire qu'elle ne naît que de l'opinion et de l'imagination qui vient à la suite de l’opinion, car elle procède de la perte de quelque bien. Nous avons déjà dit que tout ce que nous faisons doit servir à notre amélioration et à notre progrès. Or, il est certain que lorsque nous sommes tristes, nous sommes incapables de rien faire de tel ; c'est pourquoi nous devons nous délivrer de la tristesse, ce que nous pouvons faire en cherchant le moyen de récupérer le bien perdu, si cela est en notre pouvoir ; sinon, il est nécessaire de renoncer à la tristesse, dans la crainte de tomber dans toutes les misères que la tristesse entraîne après elle, et c'est ce qu'il faut faire avec joie, car il serait insensé de vouloir recouvrer ou accroître un bien par le moyen d'un mal volontaire et persistant.
(3) Enfin, quiconque use bien de son entendement doit tout d’abord nécessairement connaître Dieu, puisque, comme nous l'avons prouvé, Dieu est le bien suprême et qu'il est même tout bien. D'où il suit incontestablement que quiconque use bien de son entendement ne peut pas tomber dans la tristesse. Comment cela ? C'est qu'il se repose dans le bien qui est tout bien, toute joie et toute suavité.
Commentaire/Analyse
Spinoza postule que nous ne pouvons rien tirer de bon de la tristesse. Nous avions vu précédemment que les passions n’étaient pas en soi bonnes ou mauvaises, mais simplement bien ou mal orientées (avec l’exemple de la jalousie). Peut-on réaliser la même chose avec la tristesse ? Y a-t-il une tristesse qui pourrait être bien orientée ? C’est difficile à considérer, à moins d’y mettre des contours très précis. Nous pouvons être tristes de notre chute. Nous pouvons être tristes de notre condition de pécheurs. Mais que faisons nous de cette tristesse ? Si elle nous donne une bonne excuse pour rester immobile, cela n’est pas bon. Si elle nous met en mouvement, c’est différent. Il faut arriver au point où l’on est triste d’être triste. Où l’on en a assez de notre condition. Où c’est le dégoût qui prend le pas.
La littérature monastique a été prolixe sur un trait de la psychologie humaine : l’acédie. Il s’agit d’un état, présenté comme une étape, une épreuve que chacun rencontre dans son cheminement spirituel, où l’ennemi nous sussure cette question ô combien diabolique : « à quoi bon ? ». Ce qui est une variante subtile et pernicieuse de sa question reine « et pourquoi pas ? ». Ce « à quoi bon » est décrit ainsi par les moines : nous n’avons plus envie de rien ; tout semble vain, inintéressant…
L’acédie est une notion qui apparaît chez Evagre le Pontique et chez Jean Cassien. Jean Cassien écrit à l’évêque Castor, un traité sur les huit vices, et l’acédie est le sixième. La partie consacrée à l’acédie commence ainsi « notre sixième lutte démarre contre le démon de l’acédie, qui travaille main dans la main avec celui de l’abattement. C’est un démon, dur, redoutable, qui attaque toujours le moine vers la sixième heure. Il le rend mou et plein de peur, lui inspirant du dégoût pour le monastère, pour des compagnons moines, pour n’importe quel travail de toute sorte, et même la lecture des Ecritures Saintes. Il suggère au moine qu’il devrait aller à un autre endroit et que tous ses efforts sont une perte de temps. »
Grégoire du Sinaï la rapproche de la luxure : « de toutes les passions, la luxure et l’acédie sont particulièrement dures et pénibles, car elles oppressent et affaiblissent l’âme malheureuse. Et comme elles sont reliées étroitement elles sont difficiles à combattre et à vaincre – en fait par nos propres efforts nous ne le pouvons pas. La luxure bourgeonne dans la partie de l’âme liée à l’appétit et atteint l’âme et le corps, car le plaisir qu’elle entraîne se répent dans tous les membres. L’acédie, une fois installée dans notre intellect, et parasite notre corps et notre âme comme une mauvaise herbe, nous rend paresseux, faible et indolent » (sur les commandements et les doctrines, point 110)
On voit donc par ces témoignages spirituels qu’il s’agit d’une épreuve terrible, qui peut s’apparenter, dans un langage moderne et dans des catégories psychologiques actuelles à une forme de dépression. J’ai rajouté l’éclairage original de Grégoire du Sinaï, pour montrer cette connexion originale avec la luxure. Mais globalement, la philocalie la dépeint comme une forme de tristesse métaphysique. Pour rester dans les choses peu joyeuses, l’Eglise prohibant le meurtre, a toujours considéré à part les suicidés, les considérant comme meurtriers d’eux-mêmes. Elle sait aussi, dans sa sagesse, considérer que le suicide est parfois le résultat d’une maladie psychique, psychologique, et dans ce cas, considère le suicidé comme le victime de sa maladie. L’acédie est à prendre très au sérieux. Elle tutoie la mort.