Spinoza : court traité (seconde partie - chapitre 8) : l'altérité chez Spinoza
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Nous traiterons maintenant de l’estime et du mépris, de la générosité et de l’humilité (vraie), de l’orgueil et de l’humilité basse, ou abjection. Pour démêler ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans ces passions, nous les prendrons l’une après l’autre comme elles se présentent devant nous. L’estime et le mépris se rapportent à quelque objet, qui nous parait ou grand ou petit, soit en dedans soit en dehors de nous.
La générosité ne s’étend pas au-delà de nous-mêmes, et appartient seulement à celui qui, n’ayant aucune autre passion et sans exagérer l’estime le soi, juge sa propre perfection d’après sa vraie valeur. L’humilité a lieu lorsque quelqu’un, sans aller jusqu’au mépris de soi-même, connaît sa propre imperfection ; cette passion ne s’étend pas non plus au-delà de nous-mêmes. L’orgueil est la passion par laquelle l’homme s’attribue une perfection qu’il n’a pas. L’abjection est celle par laquelle il s’attribue une imperfection qu’il n’a pas. Je ne parle pas ici des hypocrites, qui ne pensent réellement pas ce qu’ils disent et qui ne s’humilient que pour tromper les autres, mais seulement de ceux qui croient trouver en eux les imperfections qu’ils s’attribuent.
Cela posé, il est facile de voir ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans chacune de ces passions. Quant à la générosité et à l’humilité, elles manifestent elles-mêmes leur excellence : car celui qui est animé de ces passions connaît sa perfection et son imperfection, selon leur vraie valeur, ce qui, comme la raison nous l’enseigne, est le seul moyen de nous conduire à la perfection véritable. En effet, dès que nous connaissons bien notre puissance et notre perfection, nous voyons clairement ce que nous avons à faire pour atteindre à notre vraie fin ; et de même, connaissant notre impuissance et nos défauts, nous voyons ce que nous devons éviter. Pour l’orgueil et l’abjection, leurs définitions nous font voir assez qu’elles naissent évidemment de l’opinion, car l’une consiste à s’attribuer une perfection qu’on n’a pas, et l’autre au contraire. Il résulte donc de là que la générosité et l’humilité sont des passions bonnes, et l’orgueil et l’abjection des passions mauvaises. Par les premières, l’homme n’est pas seulement déjà en bon état ; mais encore ce sont des degrés qui nous conduisent à notre salut ; celles-là, au contraire, non-seulement nous détournent de notre perfection, mais elles nous conduisent à notre ruine. L’abjection nous empêche de faire ce que nous devons faire pour devenir parfaits, comme nous le voyons dans les sceptiques, qui, niant que l’homme puisse atteindre aucune vérité, renoncent eux-mêmes, par cette négation, à toute vérité ; tandis que l’orgueil, au contraire, nous pousse à rechercher des choses qui nous conduisent tout droit à notre ruine, comme on le voit dans ceux qui ont pensé ou qui pensent être en commerce surnaturel avec la Divinité, et qui, ne craignant aucun péril, prêts à tout, bravant le feu et l’eau, périssent ainsi misérablement. Quant à l’estime et au mépris, nous n’avons rien de plus à en dire, sinon qu’on veuille bien se souvenir de ce que nous avons dit précédemment de l’amour.
Commentaire/Analyse
Ce chapitre est étonnant sur deux points. Premier point : la générosité qui se rapporte non pas à la relation à autrui, mais pour Spinoza se rapporte finalement à soi. Il s’agit de juger correctement de ses qualités, sorte de pendant de l’humilité qui serait la faculté de juger correctement des défauts. L’orgueil devient pour Spinoza la faculté de mal juger de ses qualités, et l’abjection, le pendant pour les défauts. Cette classification, un peu étonnante pour l’abjection, est carrément inattendue pour la générosité. Ce n’est pas la première fois que pour Spinoza, l’autre, est le grand point aveugle de sa pensée. Nous avions déjà vu cela dans des posts précédents. Dans la littérature patristique, les classifications sont beaucoup plus simples : il s’agit de sur évaluer, évaluer correctement, ou sous évaluer. Cela ne revêt pas un axe supplémentaire selon la nature de l’objet évalué. C’est une clé de lecture pour ne pas se méprendre dans la lecture de Paul, notamment son épître aux Galates. Dans celle-ci, on a l’impression qu’il est très arrogant, sûr de lui. Il se prend pour le meilleur. Mais justement, avec Paul, il n’y a pas de fausse modestie, d’humilité de façade. Paul dit qu’il est le meilleur… parce qu’il est le meilleur. Il rappelle qu’il était les meilleurs dans les yeshivots (cad écoles rabbiniques), qu’il a eu le meilleur professeur possible dans ce cadre : rabban Gamaliel.
Deuxième point étonnant dans le chapitre de Spinoza : il ne porte pas de réflexion sur ce qui permet finalement d’être dans le critère de vérité. Pourtant, Spinoza parle de la vérité, lors du passage avec les sceptiques. Ainsi la vérité n’est pas absente de sa réflexion. Mais cela semble être plus un but qu’un moyen. Il réfute la position sceptique, pourtant pleine de bon sens : comment certifier être dans le vrai ? Il dit donc que cela est possible, mais sans s’intéresser au comment. Nouvelle preuve ici du relativisme moral de Spinoza. On ne peut pas valider cette position sans finalement affirmer que l’on sera son propre juge. Ainsi, au panthéisme des premiers chapitres, fait place maintenant à un relativisme qui est la condition sine qua none de sa pensée. C’est tout aussi impossible à recevoir que le panthéisme.