Lien vers le chapitre étudié : cliquer ici

Du remords et du repentir

(1) Nous parlerons brièvement de ces deux passions, qui naissent l'une et l'autre de la précipitation, car le remords vient de ce que nous faisons quelque action dont nous doutons si elle est bonne ou mauvaise ; et, quant au repentir, il naît de ce que nous avons fait quelque chose de mal.

(2) Quoiqu'il puisse arriver que le remords et le repentir contribuent à ramener au bien des hommes doués de raison, mais qui se sont égarés parce que l'habitude de vivre conformément à la raison leur fait défaut, et quoiqu'on puisse conclure de là (comme on le fait généralement) que ces passions sont bonnes, cependant si nous considérons bien la chose, nous verrons que ces sentiments non-seulement ne sont pas bons, mais encore qu'ils sont nuisibles et par conséquent mauvais. Il est évident en effet qu'en général c'est bien plus par la raison et par l'amour de la vérité que par le remords et le repentir que nous revenons au bien. Ils sont nuisibles et mauvais, parce qu’ils sont des espèces de la tristesse, dont l'imperfection a été démontrée plus haut ; et nous devons autant que possible l'éviter et nous en affranchir.



Commentaire/Analyse




Ce qui donne à Spinoza cette appréciation négative du remords et du repentir, est qu’il associe cela à de la tristesse. Pour lui, il s’agit d’un ensemble de pensées dont on peut faire l’économie grâce à la simple rationalité. On retrouve bien ici la méfiance de Spinoza pour les émotions humaines, et l’affirmation de son caractère « cartésien » dans le sens moderne du terme.

Pour un lecteur chrétien, Spinoza aura évidemment tort de placer le remords et le repentir dans la catégorie des émotions et des démarches dont il faut se passer. Le Christ, ayant à peine inauguré son ministère, appelle tout le monde au repentir. Nous savons donc, dans une démarche orthodoxe, que nous pouvons pas faire l’économie du repentir, et de son plus fidèle ami : le remords. Mais Spinoza, et nous par la même occasion, a-t-il raison de voir cela comme une forme particulière de tristesse ? S’il n’est pas possible d’avoir un remords joyeux, la tradition philocalique nous explique que pour le repentir les choses ne sont pas si simples. Spinoza a été un peu vite en les associant comme des sortes de tristesse. Voyons ce qu’enseignait Saint Philothée du Sinaï, dans son treizième texte sur la vigilance :

« garder l’intellect avec l’aide du Seigneur demande beaucoup d’humilité, d’abord par rapport à Dieu, puis par rapport aux hommes. Nous devons faire tout notre possible pour écraser et humilier le cœur. Pour y parvenir, nous devons nous souvenir scrupuleusement de notre ancienne vie dans le monde, en nous rappelant et en examinant en détail tous les péchés que nous avons commis depuis l’enfance (à l’exception des péchés charnels, car leur souvenir est nocif). Cela induit non seulement l’humilité mais engendre aussi des larmes et nous pousse à remercier sincèrement Dieu. La vigilance perpétuelle et vivante de la mort a le même effet: elle donne naissance à un chagrin accompagné d’une certaine douceur et joie, et à la vigilance de l’intellect. De plus, le souvenir détaillé de la Passion de notre Seigneur, le souvenir de ce qu’Il a souffert, humilie et diminue notre fierté et cela, aussi, produit des larmes. Enfin, raconter et revoir toutes les bénédictions que nous avons reçues de Dieu est vraiment humiliant. Car notre bataille est contre de fiers démons. »

Le texte est somptueux, et on pourrait dire bien des choses. Restons sur la problématique de Spinoza. Ce moine, qui a expérimenté concrètement le repentir, le sentiment de culpabilité, les remords, et tout ce que Spinoza a identifié comme triste, témoigne que cela procure aussi la douceur et la joie. On se souviendra que Dieu a choisi que nos larmes puissent être de joie et de tristesse. On découvre ici, via le témoignage de celui qui l’expérimente, qu’il s’agit au final de quelque chose de mélangé, et de pas exclusivement triste. Le repentir via cette vigilance permanente sur ses pensées produit « un chagrin accompagné d’une certaine douceur et joie ». De là, on voit que la rationalité de Spinoza n’est pas alimentée par une expérience concrète. Il raisonne sur des bases fausses.