Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
Il faut indiquer d’abord que ces deux « réductions », en théologie comme dans la piété, contredisent directement l’ordre même de l’Eucharistie, tel que l’Eglise l’a conservé depuis les origines. Nous entendons par « ordre » non pas les détails des rites et des sacrements qui ont évidemment subi une évolution et des modifications, et qui sont devenus plus complexes avec le temps mais la structure fondamentale, la forme ou shape (selon le terme de Dom Gregory Dix), qui remonte à la base apostolique de la liturgie chrétienne. J’ai exposé ailleurs [1] que le vice essentiel de la théologie d’école tenait à ce qu’en traitant des sacrements, elle partait non pas de l’expérience vivante de l’Eglise, de la tradition liturgique concrète que garde l’Eglise, mais de ses propres catégories et définitions à priori et abstraites qui sont loin de toujours correspondre à la réalité de la vie ecclésiale. Auparavant, l’Eglise avait la ferme certitude que la lex credandi et la lex orandi étaient inséparables et qu’elles se fondaient mutuellement, de telle sorte que « notre doctrine est conforme avec l’Eucharistie et l’Eucharistie confirme la doctrine » (Irénée de Lyon, adv. Haer. IV 18,5). Or la théologie construite selon le modèle occidental ne s’intéresse guère à la liturgie, telle qu’elle est célébrée par l’Eglise, à sa logique et à son « ordre ». A partir de ses propres prémices abstraites, cette théologie tranche a priori entre ce qui est « important » et ce qui est « secondaire ». Ce faisant il apparait que ce qui est « secondaire » et qui ne présente pas d’intérêt du point de vue théologique, c’est, en fin de compte, la liturgie elle-même, avec sa complexité et sa diversité, à savoir : ce précisément dont vit en réalité l’Eglise. Le théologien extrait artificiellement de la liturgie des « éléments » importants sur lesquels il concentre toute son attention : tels, dans l’Eucharistie, le « moment » de la transformation des oblats puis celui de la communion ; dans le baptême, la « triple immersion » ; dans le mariage, la « formule », etc.

Enfermé dans ces catégories, il ne lui vient pas à l’esprit que l’ « importance » de ces moments est inséparable du contexte liturgique qui, seul, en révèle le contenu authentique. D’où la stupéfiante indigence et le caractère lacunaire de l’explication des sacrements, de leur approche même dans nos traités de dogmatique. D’où aussi le rétrécissement et la partialité de la piété liturgique, qui n’est plus nourrie, comme elle l’était au temps des Pères, par la « catéchèse », c’est-à-dire l’explication véritable : et elle tombe dans toutes sortes de commentaires symboliques et allégoriques, dans une espèce de « folklore » liturgique. Aussi, comme je l’avais indiqué, le premier principe de la théologie liturgique, expliquant la tradition de l’Eglise en la matière, consiste-t-il à ne pas partir de schèmes intellectuels et abstraits, superposés à la liturgie, mais à se fonder sur la prière même de l’Eglise, à savoir d’abord sur son ordre

[1] introduction à la théologie liturgique, 1961.


Commentaire/Analyse

Avant d’accompagner le Père Alexandre dans sa pensée, quelques éléments pour suivre le propos : Dom Gregory Dix était un moine bénédictin anglican qui a beaucoup travaillé sur la liturgie et a produit le concept de « shape of the liturgy » où l’important n’est pas les mots mais bien la forme générale de celle-ci. Bien que cet auteur chemine vers l’unité de la liturgie il reste prisonnier d’une vision fragmentaire puisqu’il décrit la liturgie comme la succession de quatre moments distincts.

Lex orandi et Lex credandi sont les termes latins pour une réalité toute orthodoxe : la loi de la prière et la loi de croyance. Ainsi il y a une unité profonde entre ce que prie le chrétien et ce que croit le chrétien. Ce que constate avec amertume le Père Alexandre lorsqu’il écrit son ouvrage, est que ces deux réalités inséparables sont maintenant séparées par une digue : la théologie d’école d’inspiration scolastique. Il y a une dichotomie complète entre ce que prie le peuple de Dieu dans la divine liturgie et ce que conceptualisent les théologiens. On peut d’ailleurs se demander si les réformes liturgiques ne sont pas des tentatives inconscientes faites par les théologiens pour réconcilier la liturgie avec la théologie qu’ils exposent. La position du Père Alexandre serait donc plutôt la suivante : au lieu de réformer la liturgie, pourquoi ne pas réformer la théologie incapable de la comprendre ? C’est ce qui lui fait dire que l’ère patristique est belle et bien terminée. Car la doctrine des Pères était parfaitement en accord avec la liturgie.

Il donne pour cela l’exemple édifiant de Saint Irénée de Lyon dont je ramène ici un passage un peu plus large contenant (en gras) la citation amenée par l’auteur : (parlant des hérétiques) « au surplus, comment auront-ils la certitude que le pain eucharistie est le corps de leur seigneur, et la coupe, son sang, s’ils ne disent pas qu’il est le Fils de l’auteur du monde, c’est-à-dire Son Verbe, par qui le bois fructifie, les sources coulent, la terre donne d’abord une herbe puis un épi, puis du blé plein l’épi ? Comment encore peuvent-ils dire que la chair s’en va à la corruption et n’a point part à la vie, alors qu’elle est nourrie du corps du seigneur et de son sang ? Qu’ils changent donc leur façon de penser ou qu’ils s’abstiennent d’offrir ce que nous venons de dire ! Pour nous, notre doctrine est conforme avec l’Eucharistie, et l’Eucharistie en retour est conforme avec notre doctrine. Car nous lui offrons ce qui est sien, proclamant d’une façon harmonieuse la communion et l’union de la chair et de l’Esprit : car de même que le pain qui vient de la terre, après avoir reçu l’invocation de Dieu, n’est plus du pain ordinaire, mais Eucharistie, constituée de deux choses, l’une terrestre et l’autre céleste, de même nos corps qui participent à l’eucharistie ne sont plus corruptibles, puisqu’ils ont l’espérance de la résurrection ».

La citation choisie par le Père Schemann est intéressante, car elle s’adresse aux hérétiques. En effet, elle est tirée d’un ouvrage patristique fameux dans la réfutation des hérésies, majoritairement gnostiques à cette époque : le traité contre les hérésies, dont le titre véritable est “réfutation de la prétendue gnose au nom menteur”. Le moins qu’on puisse dire est qu’à cette époque, la théologie n’était pas encore captée par les universitaires au langage feutré. C’était encore une affaire virile. Irénée attaque des communautés pratiquant un simulacre d’eucharistie et explique que celle-ci implique une doctrine. La liturgie est porteuse en soi d’une doctrine. Nous allons la découvrir en détail plus avant dans les commentaires consacrés à cet ouvrage. Mais une chose doit déjà nous frapper et déterminer les contours de cette doctrine. L’Eucharistie doit y avoir une place centrale. Elle doit déterminer la compréhension des concepts clé. L’Eucharistie n’est pas un moment clé de la liturgie. Elle en est la clé de voute complète. Elle en est la raison d’être.