Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
Les prières eucharistiques, sans aucune exception, expriment elles aussi par leur structure dialoguée, la concélébration du président et du peuple. L’assemblée en scelle chacune par l’Amen, un des mots clés de la liturgie chrétienne, liant en une unité le peuple de Dieu et celui qui le préside. Chacune d’entre elles est prononcée au nom de nous (sauf une : la « prière du prêtre pour lui-même », lue pendant le Cherubikon et dont il sera question tout à l’heure). Chacune des parties composantes de la célébration : lecture de la Parole de Dieu, anaphore, communion, commence par une communication mutuelle de la paix : « Paix à tous ! – Et à ton esprit ! ». Enfin, le contenu de toutes les prières porte sur notre louange, notre repentir, notre action de grâce, notre communion ; et leur finalité est « l’union de nous tous les uns avec les autres dans la communion de l’unique Esprit… »

L’on peut en dire autant des différents moments rituels de l’Eucharistie : ils expriment tous non seulement l’union du président et du peuple, mais encore leur « synergie », exactement leur concélébration. C’est ainsi que la lecture de la parole de Dieu et son explication par l’homélie, qui constitue la première partie de la liturgie eucharistique selon tous les monuments anciens, supposent évidemment des gens qui les écoutent. La translation de la proscomédie dans le sanctuaire, et l’apparition là d’un « autel de sacrifice » spécial n’ont pas supprimé la pratique initiale du peuple apportant les oblats à l’assemblée, ce qui est aujourd’hui effectué au moment de la « grande entrée ». Enfin le « baiser de paix », maintenant réservé au clergé, concerne tous les fidèles assemblés : « aimons nous les uns les autres ! », de même que l’ecphonèse conclusive : « sortons en paix !»


Commentaire/Analyse

Pour ceux qui ne connaissent pas bien l’histoire de la liturgie, dans le sens de ses transformations successives, certaines assertions du Père Alexandre sont étonnantes : translation, suppression, apparition. Si la religion orthodoxe est éminemment traditionnelle, elle n’en a pas moins subie des mutations profondes et importantes, et sa liturgie ne fait pas exception. Si l’on pouvait présenter le travail théologique du Père Schmemann, on pourrait le faire de la façon suivante : rendre compte des mutations successives pour montrer que l’essentiel, lui, est préservé. Sa grande contribution, est que la liturgie montre une unité d’ensemble, historique et théologique, mais que la théologie n’a pas connu cette préservation et que nous sommes face à une déviation de la théologie qui a un impact sur le peuple et sur la liturgie. La liturgie, dans l’esprit du Père Alexandre est vue comme le témoignage ancestral de la vérité théologique. Face à cette déviation théologique qui se manifeste de plusieurs façons, une seule réponse possible : revenir à la théologie qui était en accord avec la liturgie. C’est ce qui a motivé chez beaucoup au vingtième siècle (et il y a le même mouvement, sain et vigoureux, chez nos frères catholiques romains avec les Père De Lubac et Danielou dans le monde francophone) un retour à une théologie authentiquement patristique. La théologie déviante, le Père Schmemann a choisi de l’appeler « théologie d’école » car elle trouve son origine dans les milieux académiques. A chaque fois, dans son ouvrage, que vous trouvez cette expression, c’est ce qu’il faut voir derrière. Cette lutte, dans le monde orthodoxe, entre ce qui est authentiquement traditionnel, et ce qui l’est faussement, est loin d’être achevée. D’ailleurs, les théologiens d’école sont souvent eux-mêmes, et de bonne foi, persuadés d’être les détenteurs d’une tradition authentique. Il en est de même chez les vieux calendaristes. Ces mouvances schismatiques issues de l’orthodoxie, qui ne tolèrent pas les changements de calendrier liturgique, présentent exactement les mêmes profils psychologiques : ils ne respectent absolument pas la tradition dans leur attitude schismatique et ont une théologie parfaitement orthodoxe, sauf sur ce point précis de leur théologie, angle mort de leur vision, angle plus ou moins hypocrites selon les personnes, mais il est vrai qu’il est tellement plus simple d’être fait évêque dans ce genre de petit groupuscule séditieux, mais c’est un autre sujet.

La contribution du Père Schmemann dans ce renouveau patristique, c’est d’avoir mis en lumière l’essence profonde de la liturgie. En effet, la liturgie est le marqueur, comme les conciles œcuméniques, de la justesse de la position théologique. Cette essence profonde, il l’a mis a nu après avoir étudié avec minutie les différentes modifications historiques de la liturgie. Il fait une constatation intéressante, mais sans l’expliquer dans son ouvrage : la porosité de la piété face à la théologie d’école. Il est normal qu’il ne cherche pas à l’expliquer, car cela aurait donné une coloration sociologique et psychologique à son travail qui n’était pas le but. Peut-être avait-il quelque idée sur le pourquoi du fait les gens sont si facilement attirés par les lumières factices de ces théologies non orthodoxes. Essayons de tracer quelques raisons :

  • Le prestige des prêtres : la plupart des tenants de cette théologie d’école sont membres du clergé. Et le peuple tient en haute estime son clergé. Il sait que sa tâche est lourde. Et même si l’adage « l’habit ne fait pas le moine » est commun à toutes les cultures, il n’en reste pas moins que lorsque paraît quelqu’un en soutane, il gagne immédiatement une crédibilité presque magique. Pour un évêque, c’est même fascinant de voir ce phénomène décuplé. Ceci n’est pas correct, ni sérieux.
  • La porosité à l’idée de progrès : le monde va vers une eschatologie. Tout tend vers la parousie du Christ. Ceci s’est traduit de façon profane dans le monde par deux idées les plus sottes que l’humanité ait produite : le progrès et le scientisme. Ici, le peuple est poreux à l’idée de progrès. Ce n’est pas parce que tout mène au Christ, qu’il y a une amélioration continue semblable à une imperturbable pente qui monte, sans défaillance vers un sommet promis. Il est plus probable, si l’on regarde les textes que nous passions par une phase de crucifixion avant que le monde soit transfiguré une bonne fois pour toute. Et cette stupide idée de progrès ce traduit par un progrès de la théologie. Comme si les théologiens actuels étaient de toute évidence de par leur date de naissance au-dessus des précédents. Il n’y a tout simplement pas de loi en ce domaine. Ceux qui diront que « c’était mieux avant » sont tout aussi dans l’erreur. Le géant théologique que représente Saint Grégoire Palamas nous indique le contraire. Mais force est de constater, que depuis quelques siècles, le monde théologique n’a plus la vigueur d’antan. Il n’y a pas de progrès inéluctable dont seraient porteurs les théologiens actuels.
  • L’ignorance du peuple : il s’agit là de la base de tous nos problèmes. Le peuple sait une chose : il veut être inséré dans une tradition. Mais il n’a pas la connaissance nécessaire pour savoir si ce qu’il vit est traditionnel ou une décadence, voire même dans certains cas une aimable plaisanterie. Chacun doit se former, dans la mesure de ses moyens et capacités. C’est aussi une des raisons d’être de ce blog. Aucune situation n’est à regarder de façon statique. Tout est dans la trajectoire. Quel que soit l’endroit imparfait dont vient la personne, tout conduit à l’orthodoxie des Pères et des Conciles.