Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
Enfin, cette même idée d’assemblée et de concélébration est exprimée et incarnée par le lieu de la liturgie eucharistique : le temple. Les manuels parlent abondamment de celui-ci, de son organisation, de la signification « symbolique » de telle de ses parties. Pourtant, dans ces descriptions et définitions, la liaison évidente de l’église chrétienne avec l’idée d’assemblée, avec le caractère conciliaire de la célébration, n’est à peu près pas mentionnée.

Inutile de répéter ici ce que nous avons dit ailleurs du développement complexe du temple et de sa « piété » dans l’Orient chrétien. Il suffit de rappeler que le temple est avant tout la domus ecclesiae, le lieu de réunion de l’Eglise et de la fraction du pain. Qu’il soit conçu en fonction de l’idée d’assemblée fait sa nouveauté par rapport à la notion antique, aussi bien que le principe de son développement. Qu’elles qu’en eussent été les différentes phases et l’influence exercée par ce que nous appelons la piété « mystériologique », c’est bien l’idée d’assemblée dans l’Eucharistie qui en fait le facteur unifiant et directeur. De même qu’aux premiers siècles, de même aujourd’hui, dans ses meilleures réalisations byzantines ou russes, le temple est senti et perçu comme sobor, comme la réunion en Christ du ciel et de la terre et de la création entière, essence et destination de l’Eglise…

Tant la forme que l’iconographie en témoignent. La forme du temple comme « organisation » de l’espace exprime essentiellement le caractère mutuel, la « structure dialogale » qui déterminent l’ordre de l’assemblée eucharistique, ainsi que nous l’avons vu. Il s’agit ici de la corrélation du sanctuaire et de l’autel, d’une part, et de la « nef », c’est-à-dire du lieu de réunion, de l’autre. La nef est dirigée vers l’autel, celui-ci en est le but et l’achèvement. Cependant, l’autel est lié à la nef, il existe par rapport à celle-ci. Il est vrai que la piété moderne voit dans le sanctuaire un lieu sacré en soi et par soi, accessible aux seuls « initiés », un espace privilégié faisant comme ressortir par sa « sacralité » le caractère « profane » des laïcs qui restent en-deçà de son enceinte. Il n’est pas difficile de démontrer néanmoins qu’un tel sentiment est relativement récent, qu’il est erroné, et surtout, qu’il est fort dommageable pour l’Eglise. Il est l’une des causes effectives du « cléricalisme » tout à fait étranger à l’Orthodoxie, qui réduit les laïcs à une condition de démunis, définis d’abord négativement, comme des personnes qui « n’ont pas le droit » d’entrer ici ou là, de toucher ceci ou cela, de participer à telle ou telle chose. Nous avons malheureusement vu naître aussi un type de prêtre qui considère la « défense » permanente du sacré contre le contact des laïcs presque comme l’essence du sacerdoce et qui y trouve une satisfaction particulière, voire passionnelle.


Commentaire/Analyse

pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté il me faut préciser ceci : le Père Alexandre parle ici de la zone de l’espace liturgique, communément appelée sanctuaire, et qui est celle délimitée par l’iconostase et les portes saintes. Cette « architecture », ou plutôt cette disposition particulière, induit facilement une idée de séparation entre clergé et laïcs qui contribue à installer dans l’inconscient liturgique chrétien cette notion d’endroit sacré. On a l’impression que Dieu pourrait demander aux officiants ce qu’il demanda à Moïse lors de l’épisode du buisson ardent : Ex 3:2-5 : “L’ange de l’Éternel lui apparut dans une flamme de feu, au milieu d’un buisson. Moïse regarda; et voici, le buisson était tout en feu, et le buisson ne se consumait point. Moïse dit: Je veux me détourner pour voir quelle est cette grande vision, et pourquoi le buisson ne se consume point. L’Éternel vit qu’il se détournait pour voir; et Dieu l’appela du milieu du buisson, et dit: Moïse! Moïse! Et il répondit: Me voici! Dieu dit: N’approche pas d’ici, ôte tes souliers de tes pieds, car le lieu sur lequel tu te tiens est une terre sainte.” L’hébreu du dernier verset cité est très intéressant : “וַיֹּ֖אמֶר אַל־תִּקְרַ֣ב הֲלֹ֑ם שַׁל־נְעָלֶ֙יךָ֙ מֵעַ֣ל רַגְלֶ֔יךָ כִּ֣י הַמָּק֗וֹם אֲשֶׁ֤ר אַתָּה֙ עוֹמֵ֣ד עָלָ֔יו אַדְמַת־קֹ֖דֶשׁ הֽוּא”. Le texte en effet ne dit pas terre par le mot eretz qui se rapporte à une géographie, mais bien adamah qui se rapporte à une matière. Le problème n’est donc pas où mais quoi.

Forts des développements précédents, nous savons que nous devons au contraire regarder cet espace à la lumière du sobor. Le Père Alexandre utilise à juste titre ce terme russe qui veut exprimer la notion de conciliarité, de catholicité et de globalité à la fois. Si tout le peuple chrétien est assemblé en ekklesia pour la manifestation du sacrement eucharistique, alors il ne peut y avoir de système de « double zone ». Le sanctuaire doit être perçu dans une dynamique d’ensemble, d’achèvement, d’accomplissement, et non de séparation.

Alors pourquoi cet impossibilité pour quiconque de pénétrer cet espace, et son accès n’est-il réservé qu’à une élite ? Il faut se souvenir que l’Eglise, en tant qu’organisme divino-humain a pour tâche d’être l’image de la Sainte-Trinité sur terre. Elle a pour but la theosis de chacun de ses membres en mettant en place un ensemble de relations basées sur l’amour chrétien. Ce n’est donc pas une joyeuse auberge espagnole où quiconque peut faire ce qu’il veut. A la configuration céleste correspond une configuration humaine. Et dans cette configuration, à l’éternelle liturgie cosmique correspond les diverses liturgies humaines. Au grand prêtre cosmique qui officie correspond l’évêque, ou le plus souvent le prêtre qui officie au nom de ce dernier. Cet évêque est le gardien de son troupeau vis-à-vis de ce qui a été transmis et reçu depuis le collège apostolique. La moindre des choses par exemple est d’avoir une liturgie orthodoxe dans son déroulement, dans sa théologie, etc. Le « problème » que rencontre l’officiant terrestre par rapport à l’officiant céleste, est qu’il est dans le temps, alors que l’Autre est hors du temps, dans une liturgie éternelle. Il y a donc un déroulement qui manifeste une progression. Cette progression se veut de la nef vers l’autel. La séparation nef – autel, et le caractère « réservé » de l’endroit à certaines personnes n’est que la conséquence de la volonté liturgique, sacramentelle et symbolique de passer du temps à l’éternité, de la terre au ciel. L’impossibilité d’entrer ne procède donc pas d’un « droit », mais de cette double problématique : cela ne manifesterait plus la progression temporelle vers l’infini, et cela violerait l’organisation héritée des apôtres en termes de répartition de rôles pour figurer le mystère. Vient se greffer à cela la sensation désagréable de misogynie crasse qu’est l’interdiction faite aux femmes de pénétrer le sanctuaire. Là encore, c’est mal comprendre ce qui se joue. Le Christ s’est incarné en homme. Cela relève d’un choix ineffable qui dépasse les convenances historiques. Ensuite, dans tout l’appareillage symbolique, seul un homme peut figurer un homme pour reproduire sur terre ce qu’il se passe dans les cieux. Ainsi, seuls les hommes peuvent être prêtres. C’est le bon sens symbolique qui l’impose.



Reformulons. Nul laïc ne peut entrer dans le sanctuaire car le sanctuaire exprime l’aboutissement d’un processus liturgique cosmique dans lequel officie le Christ comme grand prêtre. La place des laïcs est dans la nef. Je vais prendre une image triviale pour illustrer cela. Lorsque nous prenons l’avion, nous avons pour but d’aller à une destination. Le but du jeu n’est pas de jouer le rôle du pilote, mais bien d’aller à l’endroit où nous amène l’avion. La zone d’embarquement, c’est la nef.

Les laïcs ne doivent donc pas se sentir relégués dans la nef. Au contraire, c’est l’endroit où il convient d’être pour finir au ciel. Mais tout pilote a besoin d’un avion. La liturgie est l’avion et sans pilote il ne décolle pas. Le pilote c’est le Christ. Il est le seul à savoir piloter. Nous avons simplement besoin de quelqu’un qui « joue » le rôle du Christ. Il va se placer à l’avant de l’avion pour les besoins du pilotage. Pour pouvoir jouer ce rôle, tel que le monde est fait, il faut que cette personne soit choisie par l’évêque. Une fois que quelqu’un « joue » le rôle du Christ, alors le Christ vient Lui-même piloter cet avion et le vol a lieu. Voilà exprimé de façon moderne et triviale ce qui se joue. On voit par cette image un peu saugrenue que la demande féminine pour l’accession à la prêtrise est totalement décalée du but véritable. Le but n’est pas d’être pilote, mais de prendre l’avion et d’arriver à bon port. Revenons aux problématiques qui hantent le Père Alexandre. La perte de conscience d’être membre d’un sobor. L’Eglise ne peut et ne doit pas être un lieu de lutte pour le pouvoir ou pour les places. Sinon, elle ne saurait être l’image de la Trinité dans nos vies. Venir à une liturgie, et dédier toute son attention et toute sa présence à ce moment, méditer les textes, les homélies, embrasser les icônes, sentir les encens, répondre les amens, chanter quelques mélodies peut changer du tout au tout selon l’intensité que l’on met dans sa présence. Il y a un mot hébreu qui exprime cela. Il s’agit de la kavana. (כַּוָּנָה). Si chaque laïc vit sa liturgie avec la plus grande kavana possible pour lui, alors sa liturgie est transfigurée. Sa kavana sera incroyablement haute s’il a conscience d’être dans un sobor. Un sobor contre lequel les portes de l’Enfer ne peuvent rien.