Le sacrement de l’Assemblée

« lorsque vous vous réunissez en Eglise » (I Cor 11:18)
Or, répétons-le, un tel sentiment envers le sanctuaire est aussi récent que faux. Naturellement, il dépend pour beaucoup d’une interprétation correspondante de l’iconostase comme, avant tout, d’un mur séparant du lieu sacré les laïcs et mettant entre eux une barrière infranchissable. Cependant, quelque bizarre que cela ne paraisse à une majorité d’orthodoxes aujourd’hui, l’origine de l’iconostase est due à un souci extraordinairement contraire : elle a été conçue non pour séparer, mais pour réunir. L’icône, en effet, est le témoignage, ou plutôt, la conséquence de l’union réalisée entre le divin et l’humain, le céleste et le terrestre ; essentiellement, elle est toujours la figure de l’Incarnation. Aussi l’iconostase avait-elle pour cause une vision du temple comme le « ciel sur la terre », comme un témoignage de ce que « le Royaume de Dieu s’est approché de nous ». De même que toute l’iconographie du temple, l’iconostase est une conception matérialisée de l’Eglise en tant que sobor, que l’union du monde visible et de l’invisible, que la manifestation et la présence de la créature nouvelle et transfigurée.

Tragiquement, il s’est produit une rupture durable dans la vraie tradition de l’iconographie orthodoxe ; elle a presque entièrement fait disparaitre de la conscience ecclésiale la « corrélation » entre l’icône et le temple. Nos églises aujourd’hui ne sont pas illustrées par des icônes, on y pend et on y tend quantité d’images qui n’ont parfois aucun rapport avec ce qui doit constituer le tout, c’est-à-dire l’église ; ou encore, on les « décore » de toute espèce d’ornements (petouchki), où le détail l’emporte aussi sur le tout et où l’icône ne représente plus qu’un élément d’un ensemble décoratif. Un autre aspect de la même tragédie a été l’altération progressive d’abord des formes, puis du sens de l’iconostase. Jadis « rang » ou ordre d’icônes qui devaient nécessairement reposer sur un support (stasis), elle s’est transformée en une cloison ornée d’icônes, contrairement à sa fonction première. Si, à l’origine, l’icône exigeait une paroi, aujourd’hui la paroi exige des icônes, en les subordonnant pour ainsi dire à elle-même. Il reste à espérer que l’intérêt répandu de nos jours pour l’icône authentique, avec une compréhension approfondie et une maîtrise accrue de son art conduiront à une renaissance de la vraie signification de l’iconographie dans le temple, vers un retour à ce qu’il nous est donné d’éprouver dans certaines vieilles églises : les icônes y participent à l’assemblée ecclésiale, elles en expriment le sens, elles lui confèrent son mouvement et son rythme éternels. Avec tous ces « rangs » de prophètes, d’apôtres, de martyrs et de saints, l’Eglise entière, l’assemblée semble monter au ciel, là où le Christ l’élève et l’apporte, vers sa Cène, son Royaume…



Commentaire/Analyse



Ce passage est l’un des plus emblématiques du Père Alexandre dans sa façon de changer la perspective sur la liturgie. Sans vouloir donner à ce billet une note autobiographique, avant d’étudier, les liturgies auxquelles j’avais assistées étaient de cet ordre. Je voyais l’iconostase comme un mur décoré par les icônes. Ce qui veut dire que l’élément déterminant était le mur, et qu’il était « christianisé » par les icônes. Ceci prouvera au passage qu’il ne s’agit pas tant d’une décadence que d’une ignorance. La vision séparatrice entre la nef et le sanctuaire a besoin du mur pour exister conceptuellement. Le mur vient la renforcer. Mais l’icône, et là encore il faut des connaissances théologiques, vient annuler l’existence du mur. Car l’icône n’est pas une décoration. C’est un objet liturgique en soi, porteur de sa propre dynamique, de sa propre symbolique. L’icône ne saurait être l’appendice liturgique d’autre chose. Il est évident que par ignorance, certains utilisent l’icône comme une décoration, mais c’est par méconnaissance. Donc, si l’icône ne décore pas, alors le mur n’est pas décoré.



Et c’est là où l’inversion du Père Schmemann est une des plus fortes qui soit. En effet, puisque l’icône ne décore pas, et qu’elle est un objet liturgique qui exprime une réalité en soi, alors c’est le mur qui devient auxiliaire de cette réalité. En effet, nous n’avons pas encore la technologie aujourd’hui, et nos aînés ne l’avaient bien évidemment pas, pour faire tenir les icônes en l’air. Elles ont besoin d’un support, force de la gravité oblige. Le mur n’a pas d’autre raison d’être. Le mur est là pour tenir l’icône. Si un jour nous parvenons au moyen technologique de faire léviter une icône, s’en sera fini du mur. Et ce sera là, à nu, ce qu’exprime théologiquement l’icône : la réunion de deux réalités. C’est pour cela que ce mur est d’une grande toxicité théologique. Là où la liturgie n’a de cesse de signifier la réunion du ciel et de la terre, le mur revient donner une idée de coupure qui a, au final, un arrière-goût gnostique assez désagréable.



Le Père Alexandre expose cette intuition que cette compréhension dans la dialectique mur – icône se joue dans la compréhension vis-à-vis de l’icône. Plus l’on a une compréhension vis-à-vis de l’icône, plus l’on va s’éloigner du “mur – séparation” pour aller vers le “mur – support”. Malheureusement cette compréhension vis-à-vis de l’icône est un des sommets de la théologie, sinon le sommet. En effet tout se joue dans l’icône. Il est frappant de voir que dans les trois branches du Christianisme, la justesse de la théologie déployée est relative à la proximité par rapport à l’icône. Les hérésies protestantes refusent le support de l’icône, se faisant les ardents défenseurs d’une dynamique vétéro-testamentaire qui leur échappe complètement. Nos frères schismatiques romains ont une attitude partagée sur l’icône, tiraillés entre les protestants et nous. Ils ont de très grands spécialistes dans ce domaine mais la pratique populaire reste, malgré une redécouverte récente, assez tiède. Et enfin, la pratique orthodoxe, qui s’appuie le plus souvent sur une imitation traditionnelle des gestes du passé, sans réel appui théologique venant soutenir la démarche. Ce sujet sera évidemment traité plus en profondeur, surtout que l’apport du Père Serge Boulgakov pour donner une définition aboutie de l’icône fut déterminante. Ce sujet est trop complexe en soi pour être traité exclusivement ici, et il fera évidemment l’objet d’une étude approfondie ultérieure.



Revenons au livre du Père Schmemann. Il est évident que l’iconostase valide tout son propos, tout son développement, toute sa logique. J’aurais pu utiliser cet argument en support dans les commentaires précédents, mais je préfère avancer comme si je découvrais le livre. L’iconostase est la clé de voûte de tout ce qui a été dit précédemment : puisque l’icône n’est pas une décoration, mais un témoignage vivant du Royaume, alors toutes les icônes présentes à la jonction entre la nef et le sanctuaire témoignent de la dynamique portée par la liturgie : la rencontre tangible et effective du ciel et de la terre. La liturgie permet de réaliser pour ceux qui la suivent la rencontre du ciel et de la terre. Elle permet de réaliser ce dont l’icône témoigne. Elle n’est pas un lieu de prière décoré par des images nous rappelant les saints. L’icône est la clé de la théologie véritablement orthodoxe. Elle est aussi la clé de la compréhension de la liturgie.