Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 2, comm 1) : sacrement et magie
Le sacrement du Royaume
« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Il importe tout particulièrement de rappeler cette « fin », à notre époque, parce que la doctrine occidentale sur les sacrements a aussi prévalu en Orient orthodoxe, aux « siècles obscurs » de sa « captivité » et qu’elle ne mentionne pas du tout « l’assemblée en Eglise » comme principe et condition de l’Eucharistie ni sa montée vers le sanctuaire céleste, vers « la table du Seigneur ». Elle réduit le sacrement à deux « actes » ou deux « moments » : la conversion des oblats et la communion. Cette définition répond aux questions comment, c’est-à-dire en vertu de quelle « cause », et quand, c’est-à-dire à quel moment a lieu la conversion. En d’autres termes, la réponse consiste à définir une formule consécratoire spécifique, nécessaire et suffisante ; et cette réponse vaut pour tous les sacrements.
C’est ainsi que dans le Catéchisme développé du Métropolite de Moscou, Philarète, jouissant de la plus haute autorité dans tout l’Orient orthodoxe, cette « formule » est définie de la façon suivante : « … l’énonciation des paroles dites par Jésus-Christ quand il institua le sacrement : ‘Prenez, mangez…’ etc, puis l’invocation du Saint-Esprit et la bénédiction des oblats, c’est-à-dire du pain et du vin apportés au moment même de cette action, le pain et le vin se transforment en vrai Corps et vrai Sang du Christ… »
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Commentaire/Analyse
Avant de passer au commentaire proprement dit, il convient de préciser la notion de « captivité » rapportée par le Père Alexandre. Il avait enseigné à Saint-Serge, l’institut de théologie russe fondé à Paris par les russes blancs fuyant le bolchévisme. L’institut, pour des raisons historiques évidentes, ne dépendait pas de Moscou, mais de Constantinople, du point de vue canonique. Dans cet institut de théologie, le Père Alexandre avait côtoyé un autre prêtre et professeur éminent de cet époque : le Père George Florovsky. Celui-ci, dans un ouvrage appelé « les voies de la théologie russe », retraçait toute l’histoire de la théologie en Russie, et voyait les dernières années avant le début du vingtième siècle, comme une captivité babylonienne, dans le sens où la théologie était sous une immense influence occidentale. Ce terme de « captivité » recouvre donc cette notion : lorsque l’orthodoxie est captive des catégories occidentales et romaines, et qu’elle se trahit elle-même.
Qu’est-ce que la magie ? il s’agit d’une forme de relation au réel qui suppose des connaissances secrètes, initiatiques, permettant de réaliser des actes qu’on pourra classer surnaturels. Les grandes
figures de magiciens ont bercé notre enfance, tels que Merlin l’enchanteur dans la légende arthurienne, Gandalf dans le cycle de Tolkien (Bilbo le Hobbit + le seigneur des anneaux) et plus récemment
Harry Potter. Le succès de ce dernier montre à quel point cet idée de magie est toujours aussi vivace et séduisante. Seul le magicien, après de longues études compliquées, et s’il dispose des ingrédients
nécessaires peut réaliser un acte magique, du type transformer une personne en une grenouille. La vision biblique du magicien, et qui est d’ailleurs fortement condamnée est le voyant. Les Saintes
Ecritures ne mettent pas en avant des personnages qui pourraient nous faire penser à Merlin, Gandalf ou Harry Potter. Le mot de magie est pourtant repris, comme pour Simon dans le livre des actes.
Ce dont parle le Père Alexandre ici, et il impute cela aux catégories romaines d’une certaine façon, c’est la vision magique du sacrement. Le prêtre, par une formule « magique », parce qu’il est le seul à pouvoir faire cela, est capable de transformer le pain en corps du Christ et le vin en Sang du Christ, comme un magicien, par une autre formule, avec un autre support, pourrait transformer une personne en grenouille. Et cette vision là est tout sauf chrétienne. Tout d’abord le support dans la magie se doit d’être compliqué. Plus l’objectif requiert de la puissance magique, plus les ingrédients seront complexes à réunir. Dans l’univers liturgique, c’est tout l’inverse : pain, vin, huile, eau… On demande des ingrédients que tout le monde peut avoir. Le rôle du prêtre est déjà plus ambigu, car la piété de certains naïfs transforme le prêtre en magicien. Le sacrement dans leur vision est plus effectif, ou plus puissant selon ses mérites. Certains vont ainsi jusqu’à baptiser plusieurs fois l’enfant « pour être sûrs »,
ou vont privilégier tel ou tel prêtre pour réaliser tel ou tel sacrement. Nous sommes ici dans la pensée magique pure. Il faut bien comprendre que rien n’est davantage faux que cela. Le prêtre est juste quelqu’un qui a reçu l’autorité d’un évêque pour effectuer les sacrements qui sont en réalité opérés par le Christ en personne. Donc un sacrement « fonctionne » toujours. C’est là où nous nous éloignons du sortilège magique qui pourrait ne pas fonctionner pour telle ou telle raison compliquée. Le sacrement marche toujours justement parce qu’il n’a rien à voir avec un sortilège. Ainsi, le moment de la « transformation » des Saints Dons doit être revu en profondeur par chaque croyant, car il ne s’agit pas d’une transformation magique, qu’on peut regarder selon un axe temporel et selon un mode opératoire. La scolastique qui s’est passionnée pour le quand et le comment, a connu une forme de pensée magique. Si l’on pense qu’à un moment il n’y a que du pain et que du vin, et que tout d’un coup, il y a du sang et du corps, on a rien compris à la liturgie, au sacrement et au symbole.
NB : je ne vais pas donner toutes les explications maintenant, pour accompagner le Père Alexandre dans son ouvrage, mais il est évident que ce commentaire, une fois terminé, aura répondu à ce qu’il se passe du point de vue de cet angle magique…