Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
L’influence de cette théologie « scholastique » des sacrements, selon le principe d’une « formule consécratoire » s’est malheureusement exercée sur notre pratique liturgique. C’est ce que démontre le désir patent de faire ressortir dans la prière eucharistique une partie que l’on identifie avec une telle formule et que l’on veut rendre en quelque sorte indépendante et suffisante. A cette fin, la récitation de la prière eucharistique est coupée par une triple lecture du tropaire de Tierce : « Seigneur, toi qui a la troisième heure, as fait descendre ton très Saint-Esprit sur tes apôtres, ne nous le retire pas dans ta bonté, mais rénove-nous, qui t’implorons », un texte qui ne se rapporte à l’anaphore ni grammaticalement, ni sémantiquement. Dans cette même intention, sous l’angle tant du rite que du langage, l’on met en relief, sinon à part, un dialogue du diacre avec l’officiant, dont l’essentiel porte sur la consécration distincte du pain, puis du calice, enfin des deux oblats ensemble. Qu’il s’agisse bien d’une « formule consécratoire », cela est démontré par le transfert, selon un barbarisme caractérisé, des derniers mots de la bénédiction : « … transformés par ton Saint-Esprit », dans l’anaphore de saint Basile le Grand.

Quand aux autres actes liturgiques, ou bien ils sont négligés, comme n’étant pas nécessaires à l’opération du sacrement ni propres à une étude théologique, ou bien (ainsi que le fait le catéchisme cité) ils sont interprétés comme des « figurations » symboliques de tel ou tel événement du ministère du Christ, dont la commémoration « convient » aux fidèles qui assistent à la liturgie.

Nous aurons à revenir sur la doctrine de la « formule consécratoire ». A ce premier stade de notre étude, il nous apparaît de noter que celle-ci extrait l’Eucharistie de la Liturgie et, par là-même, qu’elle la sépare de l’Eglise ; qu’elle l’abstrait de son sens et de sa nature ecclésiologiques.

Certes ; si une telle disjonction n’est pas radicale ni expressément affirmée, car l’esprit de la tradition est trop puissant dans l’Eglise, pour changer les formes de la liturgie reçues dès l’origine, elle est pourtant réelle, du moment que selon cette optique l’on a cessé de percevoir que l’Eglise elle-même n’est pas seulement la « dispensatrice » des sacrements, mais qu’elle est aussi leur objet : par eux, elle s’accomplit elle-même dans « ce monde » comme le sacrement du royaume de Dieu, « venant en puissance ». Que dans l’expérience vécue tout autant que dans les explications et définitions de l’Eucharistie, l’on omette tout uniment son commencement, c’est-à-dire « l’assemblée en Eglise », aussi bien que sa fin, c’est-à-dire sa transfiguration en ce qu’elle est : la manifestation et la présence du royaume de Dieu, ce fait démontre suffisamment la détérioration tragique que cette attitude comporte et la réduction qu’elle implique.



Commentaire/Analyse

Il est difficile de savoir si cette compréhension première de la liturgie est partagée, mais la compréhension dégradée dont fait état le Père Alexandre, est la compréhension spontanée de la liturgie, pour ceux qui n’ont pas reçu d’enseignement théologique (et parfois même de ceux ayant reçu un tel enseignement lorsqu’il est mal transmis et/ou mal reçu). En tout cas, avant d’étudier la théologie, et particulièrement la théologie de la liturgie, j’avais moi-même cette compréhension abimée de la liturgie : formule consécratoire pour la transformation des dons en Corps et Sang, moments de la liturgie pour « symboliser » les moments phares de la vie du Christ. Je voyais la liturgie comme une sorte de super condensé de l’histoire du Christ. Qu’est-ce qui fait que spontanément, on comprend la liturgie de cette façon ? N’est-ce pas la façon dont il convient de la comprendre ? Le Père Alexandre peut-il avoir raison contre tous ?



La liturgie vient spontanément à notre conscience, à nos yeux, à nos cœurs de cette façon, lorsque l’on a baigné dans quelque chose de « catholique » romain. Le substrat minimal chrétien en France est que l’être humain est corps et âme, que sa mort signifie la sortie de l’âme du corps, que l’on doit expier ses péchés, dont la culpabilité est notre de par notre nature. Tout ceci est faux et extérieur à la tradition orthodoxe. Ce que les gens identifient comme du Christianisme n’en est pas en réalité. Il s’agit d’une forme dégradée de Christianisme qui a depuis la scolastique, connue une immense et fatale influence philosophique grecque. Et c’est plein de ces fausses égalités, de ces fausses représentations et de ces fausses luttes que le chrétien vient à une divine liturgie. Il est normal de croire que le prêtre « transforme » le pain en Corps du Christ puisque c’est que nous constatons dans l’acte liturgique. Mais cela a autant de validité que de croire que la terre est plate, parce que cela correspond à notre perception immédiate. En étudiant un peu, elle ne peut pas l’être, et elle est bien évidemment ronde.

C’est la même chose dans le Christianisme orthodoxe, et dans la liturgie. C’est le passage à la terre ronde orbitant dans le système héliocentré que nous offre le Père Schmemann. La liturgie n’a pas à se conformer à de fausses catégories, ou à en faire la démonstration à l’intérieur d’un système qui ne tient pas. La liturgie pour être valide dans son ensemble doit être comprise comme le témoignage antique d’une pensée symbolique. Le système du Père Schmemann est le seul qui valide l’entièreté de la liturgie. Pas seulement celle du dimanche, mais toute la liturgie : tous les textes des Vêpres, les Matines, les Fêtes, etc. L’Eucharistie s’intègre parfaitement dans ceci en ensemble, si l’on abandonne le consécratoire comme formule magique, et les représentations « symboliques » de la vie du Christ. Que penser de ses détracteurs ? Ce sont des gens qui prennent pour traditionnelles les formes dégradées de la compréhension de la liturgie. Prenez les sédévacantistes du monde romain (ceux qui ne reconnaissent pas la validité du dernier concile dans l’Eglise romaine). Ils prennent cette position comme étant traditionnelle, mais elle ne l’est pas le moins du monde, puisqu’elle se réfère à une forme de Christianisme déjà bien éloignée de la source (péché originel, organisation papale pyramidale, musique liturgique avec orgue, filioque, etc).



Il faut comprendre ici, qu’il se passe la même chose avec la liturgie qu’avec l’Ecriture. Pour comprendre pleinement celle-ci, il faudrait, s’i l’on prend un Evangile, être un Juif du premier siècle, pétri de la tradition orale d’Israël, afin d’avoir tous les renvois aux divers éléments de ce qui allait devenir l’Ancien Testament. Il faudrait, dans un monde idéal, lire le grec de la koine, toute en étant capable de découvrir le substrat linguistique sémitique, et que celui-ci nous soit immédiatement visible. Familiarité avec des langues, familiarité avec des univers. Le public cible aujourd’hui n’existe plus. La transmission n’a pu s’opérer que par le miracle et la ténacité des Pères de l’Eglise. Cette distance que nous avons avec l’esprit profond, la « mécanique » de la liturgie, est du même degré. Nous ne comprenons plus rien. Et le drame au final, c’est que le public le mieux à même de comprendre ce qui se joue lors d’une liturgie, est le même que ce public hypothétique : Juif hellénisant du premier siècle, ayant une connaissance encyclopédique de toute la tradition d’Israël. Il est évident que les détracteurs du Père Alexandre, le Père lui-même, vous et moi et correspondons pas au profil précité. Il faudra donc, pour une fois, de façon exceptionnelle, passer par une maxime de Socrate reprise par Montaigne : la seule chose que je sache, c’est que je ne sais rien.

J’évoquais les Pères de l’Eglise comme le facteur ayant permis la transmission par rapport à l’impossibilité aujourd’hui d’être ce public du départ. C’est donc ainsi, si l’on peut l’accepter, et le temps le dira, qu’il faut considérer le Père Alexandre : un Père de l’Eglise. Ses détracteurs ne font alors que valider un pattern historique assez classique : les petits qui aident le grand à émerger. Il sera notre guide dans le domaine liturgique, là où d’autres seront des guides dans les domaines de la théologie pure, et dans celui de l’Ecriture.