Schmemann : l'Eucharistie sacrement du Royaume (chap 2, comm 3) : ce que n’est pas le symbole
Le sacrement du Royaume
« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Le plus commode est d’en commencer l’analyse par une notion qui, tout en jouant un rôle dans les diverses « discussions » sur la Liturgie, reste confuse et floue : le symbole. Il est depuis longtemps d’usage de parler du « symbolisme » de la Liturgie orthodoxe. S’il n’est guère douteux que celle-ci soit effectivement symbolique, qu’entend-on par-là, quel est le contenu concret du terme ? La réponse la plus courante à cette question consiste à identifier symbole et figuration. Quand on dit que la « petite entrée » symbolise la sortie du Christ dans le monde pour y prêcher, l’on entend que ce rite figure un événement passé. Et l’on étend un pareil « symbolisme » à l’ensemble comme aux différents actes de la célébration. Une telle interprétation étant enracinée dans les sentiments les plus pieux (et elle date des derniers siècles de Byzance), peu de gens se rendent compte de ce que ce genre de « symbolisme » non seulement ne correspond pas au sens fondamental de la Liturgie, mais encore qu’il le trahit, qu’il est l’une des causes de sa décadence aujourd’hui.
La raison est que le terme « symbole » désigne ici quelque chose différent de la réalité ; plus encore, d’opposé à la réalité. Nous aurons l’occasion de constater que l’accent que l’occident latin fait typiquement porter sur la « présence réelle » du Christ dans les espèces eucharistiques est essentiellement dû à la crainte de ramener cette présence à la catégorie symbolique. Pour susciter une telle crainte, il fallait que le mot « symbole » ne signifiât plus quelque chose de réel et qu’il en représentât l’antithèse. Autrement dit, là où nous avons affaire à une « réalité », le symbole est inutile ; et inversement, il y a symbole là où il n’y a pas de réalité. D’où une interprétation du symbole liturgique comme « figuration », chose « nécessaire » dans la mesure même où le figuré n’est pas « réel ». Alors, il y a près de 2000 ans, le Seigneur était sorti réellement pour prêcher ; aujourd’hui nous le représentons symboliquement, afin de nous rappeler l’événement, sa signification pour nous, etc.
Encore une fois, l’intention est fort pieuse et, en tant que telle, légitime. Néanmoins, outre que ce genre de « symbolisme » est très souvent arbitraire et artificiel (telle l’entrée à la Liturgie, qui devient symbole de « sortie »), il ramène 90% des actes de la Liturgie au niveau de scènes didactiques, comme la procession sur l’ânesse, ou le spectacle des adolescents dans la fournaise de Babylone. Cela prive ces actes de leur nécessité interne et de leur place dans la réalité de la Liturgie. Ils ne sont plus qu’un décor représentatif, qu’un ornement par rapport aux deux ou trois « moments » qui, selon cette optique, constituent la réalité du sacrement, nécessaire, elle, et donc « suffisante ». Qu’il en est bien ainsi cela est démontré, d’une part, par notre théologie officielle qui a depuis longtemps écarté de son champ d’ « intérêt » l’ensemble de l’ordre liturgique et qui a réduit toute l’Eucharistie à un seul « élément » : la formule consécratoire. Et d’autre part, bien que cela puisse paraître étrange, la piété même le démontre. Il n’est en effet pas fortuit que, pour un nombre croissant de personnes aujourd’hui, pareille accumulation de commentaires symboliques soit un empêchement à prier et à participer pleinement à la Liturgie, car elle les distrait de la réalité spirituelle dont le contact immédiat constitue effectivement l’essence de la prière. Le « symbolisme figuratif », inutile au théologien, l’est aussi au fidèle sérieux.
—
Commentaire/Analyse
Je voudrais immédiatement rassurer ceux qui ne connaissent pas ce livre du Père Alexandre : il y aura une définition du symbole. Mais il est important, du point de vue didactique de dire d’abord ce que n’est pas le symbole. Car il y a tellement de définitions erronées, qu’il convient d’abord de heurter le théologien novice. Ces définitions erronées viennent de sources multiples qu’il ne convient pas d’étudier ici, mais ce qui est mal pensé et pourquoi, garde néanmoins un intérêt historique certain. Le but du Père Alexandre était de provoquer chez le lecteur un « ha bon, c’est ça le symbole ??? », et je m’en fais le modeste relai.
Tout d’abord, le symbole ne figure pas quelque chose. Il ne représente pas quelque chose dans le fait de nous évoquer, de nous rappeler à la mémoire un événement historique passé. Le Père Schmemann prend comme exemple « la petite entrée » comme figuration classiquement reconnue de la sortie du Christ dans le monde pour aller prêcher. Pour les non spécialistes de la liturgie, on rappellera que la « petite entrée » est le moment où le diacre (ou à défaut le prêtre) sort de l’autel avec l’Evangile pendant que le chœur chante les béatitudes et y rentre à nouveau, pendant que le chœur chante « venez adorons et prosternons nous devant le Christ… ». Je témoigne qu’à titre personnel j’ai entendu des personnes expliquer à des nouveaux venus que ce moment « symbolisait » exactement ce que rapporte le Père Schmemann. Si cela était vrai, en quoi une personne totalement et parfaitement catéchisée aurait-elle vraiment besoin d’aller à une divine liturgie ? Si chaque instant vous rappelle le contenu d’une vie et d’un message que vous connaissez, alors la liturgie n’est qu’un enseignement, et en ce cas elle est transitoire. Le Père Alexandre ajoute de façon facétieuse que ce symbole-figuration est presque étonnant : une entrée symboliserait donc une sortie ? Et si plus simplement, cette entrée était le symbole … d’une entrée ?
Il aborde ensuite le point crucial du rapport entre symbole et réalité. Dans la fausse vision symbole-figuration, symbole est opposé à réalité et les deux s’excluent mutuellement. Le Père voit avec précision les conséquences funestes de ceci sur les Saints Dons (pain et vin) et comment le monde scolastique a du conduire toute une réflexion liturgique adéquate pour sauvegarder la notion de présence réelle du Christ dans les Saints Dons. En effet, si tout ce qui est symbole exclue de facto la réalité, comment le Christ peut-Il être réellement là dans ce pain et ce vin ? Il a fallu à tous ces spécialistes d’Aristote, déployer des trésors d’imagination avec les notions philosophiques de catégories et d’accidents afin, grâce au moyen de formule consécratoire, basculer du symbole à la réalité. Cette articulation entre symbole et réalité n’est bien évidemment pas correcte. Le Christ est présent justement parce que le symbole est ce qu’il est, et qu’il n’est surtout pas ce qu’en pense les scolastiques. L’humour qu’on peut trouver dans toute cette déperdition de la notion de symbole qui sera dévoilée d’ici quelques pages dans cet ouvrage (encore un peu de patience donc !!!), montre que certains orthodoxes très zélés à expliquer combien ils sont orthodoxes, combien ils sont opposés à la théologie catholique romaine et son horrible filioque et son horrible immaculée conception, en croyant de bonne foi que la petite entrée symbolise le ministère du Christ dans le monde, ne font que perpétuer les catégories théologiques de la scolastique romaine la plus pure.