Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Cette séparation et cette opposition du « symbolique » au « réel » ont conduit à ressentir puis à définir les sacrements, et au premier chef, l’Eucharistie en fonction de la formule consécratoire. Cette doctrine nous est parvenue de l’occident où, contrairement à l’orient, les sacrements ont tôt fait l’objet d’études et de déterminations. Dans le traité thomiste De Sacramentis, progressivement développé, le fait que ceux-ci aient été d’une certaine façon disjoints de l’Eglise mérite une attention particulière. Non pas que les sacrements soient institués et qu’ils agissent en dehors et indépendamment de l’Eglise. Ils sont donnés à l’Eglise, ils sont opérés en elle et elle seule détient le pouvoir de le faire ; enfin, c’est pour elle qu’ils sont accomplis. Ils n’en constituent pas moins une réalité spécifique, propre à eux seuls : spécifique à cause de leur institution directe par le Christ, à cause de leur nature de « signes visibles de la grâce invisible », à cause de leur « efficace » ; spécifique, enfin, en tant que « causae gratiae ».

La raison d’une telle singularisation des sacrements devenus une réalité nouvelle et sui generis, est la définition qu’en donne la scolastique : ils n’ont été institués qu’à cause de la chute de l’homme et pour son salut par le Christ. Dans sa condition d’« innocence première », l’homme n’en avait pas besoin. Ils ne lui sont nécessaires que parce qu’il a péché et qu’il lui faut des remèdes pour guérir les plaies du péché. Ce sont les sacrements : quaedem spirituales medicamenta qui adhibentur contra vulnera peccati. Enfin, la seule source de cette thérapeutique est la Passio Christi, les souffrances et le sacrifice de la croix, par lesquels le Christ a racheté et sauvé l’humanité. Les sacrements sont opérés par la puissance des souffrances du Christ, in virtute Passionis Christi, concernant les hommes : Passio Christi quaedam applicata hominibus…

Etablissant le bilan de la théologie sacramentaire catholique, Dom Vonier, auteur l’ouvrage bin connu : la clef de la doctrine eucharistique, écrit ceci : « Le monde sacramentel est un monde nouveau créé par Dieu, entièrement différent du monde de la nature et même du monde des esprits… il n’est au ciel et sur la terre, rien de pareil aux sacrements… ils sont en eux-mêmes des réalités complètes, ayant une existence indépendante… Les sacrements ont un mode d’existence à eux, une psychologie à eux, une grâce à eux… il faut nous rappeler que la notion de sacrement est quelque chose de tout à fait sui generis… ».



Commentaire/Analyse





La définition du symbole sera donnée au septième commentaire de ce chapitre. Le Père Alexandre va donc continuer, assez longuement à recenser toutes les fausses approches du symbole avant de donner la vision orthodoxe et véritable. Ici, il va analyser du côté du sacrement les conséquences funestes de la perte dans le monde latin de la notion de symbole. Cela est tout à fait logique, puisque le sacrement ne « fonctionne » qu’au moyen du symbole. Le symbole étant disjoint de la réalité, n’étant plus que pédagogique, qu’en est-il alors du sacrement ? Le monde latin s’est donc tout naturellement retrouvé avec une théologie des sacrements qui puisse tenir en tant que système (tout en étant fausse). C’est Dom Vonier, un éminent spécialiste du monde romain qui donne la définition liée à cette disjonction entre symbole et réalité : les sacrements sont des choses en soi. Ils ne sont ni physiques ni métaphysiques, ni de la terre ni du ciel. Ils sont autre chose (on ne sait pas trop quoi d’ailleurs).

Il convient ici de préciser que le monde romain est très pluriel. Au-delà de son organisation pyramidale, il agrège des courants très divers : jésuites, franciscains, bénédictins, cisterciens, modernistes, traditionnels, etc. Ce que dit Dom Vonier sera donc parole d’Evangile et défendu bec et ongles par certains, mais d’autres seront tout à fait en accord avec la position que donnera ensuite le Père Alexandre. Il ne faut surtout pas tomber dans la réduction factice de dire que ceci est la théologie sacramentaire romaine. Disons néanmoins, qu’il s’agit ici du courant principal, et c’est la position scolastique. C’est à cause de cette vision « en soi » du sacrement, que vous trouvez dans le monde romain des pratiques telles que l’adoration du saint sacrement, chose impensable, et pour cause, dans le monde orthodoxe. Il conviendra également de nuancer du côté orthodoxe. Le Père Alexandre l’évoque lorsqu’il dit que cette doctrine « nous est parvenue ». Le monde orthodoxe a été poreux à cette théologie et l’a admis dans ses académies de théologie, tout en gardant la liturgie inchangée. C’est ce qui conduit à une différence parfois si frappante entre certains manuels de dogmatique orthodoxe et la liturgie orthodoxe. Il ne saurait y avoir de différence entre ce qui est enseigné et ce qui est prié. Tout écart est forcément le révélateur d’une dérive.

On voit donc que cette notion de symbole est absolument centrale, car perdre le symbole, c’est perdre le sacrement. C’est perdre toute la vision cosmique de l’Eglise primitive. C’est faire entrer en elle des éléments étrangers à sa doctrine. Cette influence latine sur le monde orthodoxe est manifeste dans la musique liturgique slavonne et roumaine, musique polyphonique à quatre voix, sur le mode classique (classique ici au sens du répertoire et des compositeurs comme Mozart). En effet le monde russe, qui fut particulièrement sensible à l’influence de l’occident (on se souviendra de la fascination de la tsarine Catherine II pour tout ce qui venait d’occident) et sa musique liturgique en est la parfaite incarnation. Là où la Russie avait le znameny, sorte de chant byzantin russe, est venu finalement s’imposer le chant dans les catégories occidentales, à quatre voix. J’ai déjà expliqué dans une analyse précédente (concernant Nietzsche) que la polyphonie occidentale était une réorganisation vis-à-vis de la pauvreté des tons harmoniques utilisés. La musique occidentale, du point de vue des tons et des harmoniques est d’une grande pauvreté vis-à-vis de l’orient et de Byzance en particulier. La pauvreté musicale occidentale est devenue la norme de la musique liturgique russe, ce qui fait écho à la pauvreté dogmatique occidentale (sur ce point des sacrements, du symbole et sur d’autres que nous verrons au fur et à mesure). Ces deux pauvretés sont devenus la norme dans beaucoup de lieux en Russie. Ceci manifeste donc le génie russe in fine : avoir produit au final les génies de la théologie russe, malgré cette néfaste influence scolastique occidentale, et avoir su, dans les canons de l’occident, produire une musique liturgique qui a malgré tout su renouer avec le mystère.