Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Il n’est pas nécessaire ici de d’entrer dans le détail de ce système, au demeurant bien construit et cohérent. Ce que nous en avons dit devrait suffire pour sentir combien il est étranger à l’expérience orthodoxe des sacrements et qu’il est incompatible avec la tradition liturgique de l’Eglise orientale. Etranger à son expérience, et non à son catéchisme puisque la doctrine sacramentaire, surtout en matière d’Eucharistie, exposée dans nos manuels de dogmatique sur le modèle et selon les catégories de l’Occident, non seulement ne correspond pas à cette expérience, mais encore la contredit.

En effet, quand on considère celle-ci, gardée constante par la lex orandi de l’Eglise, le caractère parfaitement étranger à cette scolastique sacramentaire ne manque pas d’apparaître avec évidence. La cause première en est le rejet par la doctrine latine du symbolisme inhérent à la conception chrétienne du monde, de l’homme et l’univers, symbolisme qui constitue le fondement ontologique du sacrement. Il en résulte une désintégration du symbole d’une part, il a été ramené à un « symbolisme figuratif », disjoint de la réalité ; de l’autre, il n’a plus été perçu comme une révélation fondamentale sur le monde et le créé. Quand Dom Vonier écrit qu’il n’y a rien au ciel ni sur la terre qui soit semblable aux sacrements, cela ne signifie-t-il pas d’abord que, que tout en dépendant d’une façon ou d’une autre du créé et de la « nature » de celui-ci pour leur opération, ces sacrements ne montrent rien de cette nature, ne témoignent de rien, ne révèlent rien ?

Cette doctrine n’est pas la nôtre, parce que dans l’expérience ecclésiale, et la tradition orthodoxes, le sacrement est perçu d’abord comme une révélation sur la nature véritable du créé qui, bien qu’étant « ce monde », et tout déchu qu’il soit, n’en reste pas moins le monde de Dieu, aspirant à être sauvé, racheté et transfiguré en ciel nouveau et en terre nouvelle. Autrement dit, selon l’expérience orthodoxe, le sacrement révèle avant tout le caractère mystérieux de la création, son caractère précisément sacramentel, car le monde fut créé et donné à l’homme pour que la vie de créature se transformât en participation à la vie divine. Et si de l’eau peut devenir le « bain de la régénérescence » baptismale, si notre nourriture terrestre , le pain et le vin, peut devenir communion au Corps et au Sang du Christ, si l’huile est faite onction du Saint Esprit, bref, toutes choses dans le monde peuvent être perçues, manifestées et reçues comme don de Dieu et participation à la vie nouvelle, c’est parce que dès l’origine, l’univers créé est destiné et appelé à l’accomplissement de l’économie de Dieu : « que Dieu soit tout en tout » (I Cor XV 28).

C’est bien de cette perception sacramentelle du monde que vient le cosmisme lumineux dont toute la vie de l’Eglise est pénétrée et qui imprègne la tradition liturgique et spirituelle de l’orthodoxie. Le péché même y est compris comme une chute de l’homme et, en lui, de la création du haut de cette sacramentalité, de la « nourriture d’immortalité paradisiaque », dans « ce monde-ci » qui ne vit plus en Dieu, mais par soi et en soi, et qui, par conséquent, est corruptible et mortel. S’il en est bien ainsi, le Christ accomplit la salut du monde en rétablissant justement celui-ci et la vie entière en tant que Sacrement.



Commentaire/Analyse





Le Père Alexandre ne donne pas encore ici la définition théologique orthodoxe du symbole, mais il donne un premier indice éclairant, qui enlève pratiquement tout mystère pour ceux qui ne la connaitraient pas encore : le sacrement, qui fonctionne au moyen du symbole, révèle quelque chose du monde. Mais nous traiterons de la définition en tant que telle lorsqu’elle viendra (encore un peu de patience !!!).

Il est très important de bien saisir à quoi le Père Alexandre fait référence lorsqu’il parle de la dichotomie entre théologie et liturgie dans l’histoire de l’orthodoxie. Pour des raisons diverses et variée, malgré quelques réformes importantes (apparition du rideau, apparition de la proscomidie, ajout d’un début avant le début historique qui était au trisagion, etc) la liturgie eucharistique orthodoxe n’a pas changé dans sa structure fondamentale profonde. Elle est restée la même depuis le départ. Et cette liturgie témoigne d’une certaine approche théologique relativement aux symboles et aux sacrements. Dans le même temps, la théologie dogmatique orthodoxe a elle beaucoup évolué, parfois influencée par les catégories occidentales, surtout certains traits scolastiques. Ainsi, l’orthodoxie est à une époque devenue schizophrène : elle expose un sacrement qui révèle lorsqu’elle prie, et elle expose un sacrement qui ne révèle rien dans ses conceptualisations théologiques. Ce décalage entre lex orandi et lex credandi, à savoir le décalage entre ce qui est dit et prié, était le signe d’un grand malaise. Dieu merci, avec la liturgie inchangée depuis les temps immémoriaux de l’Eglise, nous avions un témoin de premier plan pour exposer cette affreuse contradiction.

Venons-en maintenant à la notion de sacrement et de révélation. Une chose que le Père Schmemann ne dit pas : il y a quatre alliances dans le biblique. La première alliance est faite avec Noé. Dieu promet qu’il n’y aura plus de déluge. Le signe de cette alliance est l’arc en ciel. C’est-à-dire qu’il y a un arc en ciel qui est provoqué par les lois physiques de la lumière, qui fait que dans certaines conditions particulières apparait un arc en ciel. Mais ceci témoigne, ceci révèle que Dieu n’enverra plus de déluge. Il y a le phénomène physique. Il y a la réalité métaphysique. La seconde alliance est faite avec Abraham, et est l’alliance de la circoncision. De la même façon, il y a la réalité physique sur le membre masculin, et la réalité métaphysique de la promesse divine. Je ne rentre pas ici dans la signification spirituelle de l’acte en lui-même, des posts y seront consacrés. Le membre circoncis témoigne et révèle que dans les cieux il y a une promesse divine qui tient pour toujours, en terme de descendance, de nombre et de relation avec le divin. Le peuple de Dieu descend d’un patriarche circoncis. Les hérétiques musulmans se rattachent à une descendance engendrée par un patriarche incirconcis. Le peuple de Dieu est fils de la promesse. Il est fils du signe. La troisième alliance est celle de Moïse sur le Sinaï, avec le don de la Loi. La Loi expose des signes de cette alliance. Le Shabbat est un signe, les tefilin sont un signe. L’observance de ces commandements pour le Juif pieux, témoigne et révèle la volonté divine de choisir ce peuple particulier et de l’élir à une dignité particulière permettant d’identifier le rédempteur du monde. Enfin, la quatrième et dernière alliance (le Nom de Dieu n’a en effet que quatre lettres) est forgée dans le sang du Christ, lors de la Cène, avant Sa passion. Quels sont les signes de cette alliance ? Et bien il s’agit justement des sacrements. Tous les sacrements de la vie chrétienne témoignent et révèlent les réalités métaphysiques. Les chrétiens ont le « pouvoir », via le monde tel qu’il est, de montrer le monde tel qu’il va être, tel qu’il devrait être.

C’est pour cela que l’approche scolastique est absurde. Avoir un sacrement à part, une chose en soi, qu’on peut adorer en tant que telle, cela revient à dire que notre monde n’a pas à être transfiguré, que notre monde ne révèle rien sur les réalités métaphysiques supérieures. Cela montre la radicale différence d’avec la gnose. Celle-ci veut échapper au monde physique pour parvenir au monde métaphysique. Le Christianisme dit au contraire que ce monde-ci, cette vie-ci, ce corps-ci, ces émotions-ci, etc, sont le véhicule nécessaire et obligatoire pour passer dans l’autre monde. Il ne faut pas passer d’un monde à l’autre, mais bien réunir les deux. Il faut faire avec les mondes, ce qu’il se passe dans le Christ : l’union des deux mondes comme l’on constate l’union des deux natures, divine et humaine, en Christ. Ainsi, la divine liturgie doit être comprise, comme le moment privilégié où le ciel rejoint la terre, et non pas comme celui qui nous fait passer de la terre au ciel.