Le sacrement du Royaume

« et je vous lègue à vous, comme mon Père me l’a légué, le Royaume, afin que vous mangiez et buviez à ma table, dans mon Royaume… » (Luc XXII :29-30)
Ce sacrement est à la fois cosmique et eschatologique. Il concerne le monde de Dieu dans son état originel aussi bien que dans son accomplissement au Royaume. Il est cosmique parce qu’il embrasse l’univers et que ce qui est à Dieu y est offert à Dieu : « ce qui est à toi, le tenant de toi, … selon tout et en tout ! » (paroles de l’anaphore). Il manifeste la victoire du Christ. Cependant, dans la même mesure où il est cosmique, il est eschatologique. Il vise le Royaume du siècle futur. En effet, ayant refusé et tué le Christ, son Créateur, son Sauveur et son Seigneur, « ce monde » s’est condamné lui-même à mort, car il n’a pas « la vie en lui » et il rejeté celle dont il est dit « En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes » (Jn 1 :4). En tant que « ce monde », il prendra fin, « le ciel et la terre passeront »…

Aussi celui qui croit en Christ et qui le reçoit comme « la Voie, la Vérité et la Vie » vit-il de l’espérance du siècle futur. Il n’a plus ici de « cité permanente, mais il recherche celle de l’avenir » (Heb 13 :14). Or toute la joie du christianisme, la substance pascale de sa foi tiennent justement au fait que ce « siècle futur », c’est-à-dire futur par rapport à « ce monde » , est déjà révélé, déjà donné, qu’il est déjà « parmi nous ». Notre foi est par elle-même et déjà « la réalisation (hypostasis) » de ce que l’on espère, « la certitude (elegkos, la preuve) de ce qu’on ne voit pas » (Heb 11:1). Elle révèle et elle donne ce qu’elle vise, elle-même l’est : la présence parmi nous du Royaume de Dieu qui vient et de sa lumière sans déclin.

Dès lors cela signifie que le Sacrement, dans l’expérience et la tradition orthodoxes, c’est, au premier chef, l’Église. Les historiens de la théologie ont maintes fois remarqué que la patristique des premiers siècles ne contenait pas de définition de l’Église. La raison n’en est pas un manque de « développement » de la théologie à l’époque, comme le pensent certains érudits ; selon la tradition ancienne, l’Église ne représente pas un objet à définir : elle est l’expérience de la vie nouvelle, l’expérience de ce que la structure institutionnelle, hiérarchique, canonique, liturgique, etc…, est sacramentelle, symbolique par essence, car elle n’existe qu’afin d’être constamment transformée en la réalité même qu’elle révèle, d’être l’actualisation de l’invisible dans le visible, du céleste dans le terrestre, du spirituel dans le matériel.

Ainsi, l’Église est Sacrement selon les deux dimensions signalées : cosmique et eschatologique. Cosmique, parce que dans « ce monde », elle manifeste en tant que principe le monde véritable et originel de Dieu. Et c’est seulement à la lumière et en fonction de ce principe que nous pouvons avoir conscience de toute la grandeur de notre vocation d’en-haut, ainsi que la profondeur de notre chute Eschatologique, parce que le monde originel, manifesté par l’Église, est déjà sauvé par le Christ. Dans l’expérience liturgique, le monde n’est pas séparé de la fin pour laquelle il a été créé et sauvé : « Que Dieu soit tout en tout » (1 CO 15 :28).



Commentaire/Analyse





C’est une des choses les plus agréables dans l’exercice théologique lorsque l’on lit quelqu’un qui nous démontre que la théologie des débuts n’était non pas quelque chose de rudimentaire, mais quelque chose de déjà massif, subtil et global. C’est savoureux de le découvrir non pas dans une formulation, mais dans l’absence d’une formulation. C’est parce qu’il n’y avait pas de définition de l’Église dans la patristique naissante que l’on peut conclure qu’elle est Sacrement. Rajoutons pour expliciter plus clairement le propos du Père Alexandre, que l’Église primitive avait une vision symbolique et donc sacramentelle des choses bien plus précises qu’aujourd’hui.

Le Père va donner la définition théologique du symbole dans quelques chapitres, mais il donne déjà la conséquence de cette définition dans un des domaines les plus complexes qui soit : le temps. Ce problème dans le biblique et surtout dans l’Évangile, dans les paroles du Seigneur est très complexe, quasi impossible à cerner. Il y a une tension permanente entre « maintenant » et « pas encore ». Dans un monde fini, avec le temps qui s’écoule, pour nous autres mortels, sur terre, si on laisse de côté les bizarreries de la physique quantique et de la relativité, le temps c’est ou bien « maintenant » ou bien « pas encore ». Et le Père Alexandre nous explique, que la compréhension correcte de la liturgie, et la conséquence de cette compréhension sur le symbole est indispensable, est la suivante : lors de la liturgie nous revivons la même étrangeté que ce que le Christ déclara parfois : le Royaume qui est à venir, et bien en fait, il est déjà là. Nous l’expérimentons dans l’acte liturgique. La liturgie est un véhicule cosmique qui permet de passer de ce monde au monde futur. Comment ? Grâce au symbole justement. Ainsi, puisque le Sacrement est révélation du monde véritable, l’Église en elle-même est révélation du monde véritable. Seule l’Église possède le pouvoir de révéler le monde à sa vraie nature transfigurée. C’est pourquoi le Père Alexandre déclare avec justesse qu’elle est Sacrement.

Les sectes qui sous l’influence de Satan réalisent d’horribles massacres collectifs témoignent de cette intuition : il faut quitter le monde qui est condamné pour gagner un monde où la vie ne cesse pas. Comme toujours, Satan fait la promotion de sa religion à multiples visages mais monothéiste en fin de compte dont il est le dieu unique : la gnose. Et la gnose fait chercher à ces pauvres gens tués par leur quête ésotérique un moyen de passer d’un monde à l’autre. Car la gnose dénigre ce monde au profit d’un monde illusoire : l’accusation qu’on jette à l’Église et aux religions en général, depuis toujours. L’Église, le sacrement, la liturgie, le symbole ont la partie manquante : passer dans l’autre monde sans quitter celui-ci. Être dans les deux mondes, c’est-à-dire faire de ce monde présent, l’autre monde, en le réunissant au premier. Les deux mondes se rejoignent. On ne passe pas dans l’autre monde, mais on fait venir l’autre monde jusque nous. Temporairement. Le « temps » d’une liturgie. C’est pourquoi si vous êtes dans une paroisse qui expédie l’acte liturgique pour des raisons de rapidité, luttez en interne pour revenir à une discipline liturgique plus sérieuse, et sinon fuyez ces gens qui n’ont rien compris. Lorsque l’on vous dit qu’il faut aller plus vite, se dépêcher de terminer, que c’est trop long, reformulez : « la jonction entre le Royaume de Dieu et notre monde doit se terminer plus rapidement ». La reformulation devrait normalement ouvrir les yeux de la personne…

Une question avant de clore ce billet : si l’acte liturgique est la réunion de deux mondes, un monde futur et un monde présent, comme se fait-il que nous ne voyons rien de « merveilleux » ? Tout ceci n’est-il pas du théâtre ? Ce n’est pas exactement le monde futur, mais le monde à venir, qui est en dehors du temps et de l’espace. Ce genre de demande, de pensée, revient à exiger une manifestation de type miraculeux. Il faut bien garder à l’esprit que la liturgie n’est pas magique. Bien que les Saints Dons soient effectivement au moyen du symbole le Corps et le Sang du Seigneur, si l’on faisait une analyse chimique, physique ou ce que vous voulez en *ique, on ne trouverait très probablement que du pain et que du vin. Et rien d’autre. Il y a quelques témoignages rarissimes de transformations en véritable chair et en véritable sang, mais ceci est une condescendance divine pour un dessein que Lui seul peut saisir. Ce n’est pas systématique. Loin de là. Prenons une image qui a ses limites mais qui pourra faire comprendre la problématique. Demander à ce que la liturgie produise des effets immédiatement et universellement miraculeux revient à demander à ce que tout le monde soit également impacté par l’exécution d’une œuvre musicale. Or, pour que ceci soit possible il faut la réunion de trois facteurs particuliers : une œuvre qui touche au sublime dans sa composition, une exécution technique musicale parfaite et inspirée et un auditeur qui soit à un degré de maturité suffisant pour accéder à la conjonction des sublimes qui s’offre à lui. La divine liturgie orthodoxe est comparable à l’œuvre de ma métaphore. Il n’y a pas de souci là-dessus. Les deux dernières choses à réaliser sont une exécution qui soit parfaite (sans pour autant tomber dans la pensée magique qui va considérer qu’une prière mal dite ou oubliée, ou mal placée met tout par terre : c’est l’intensité de la prière qui est agissante) et une réception qui soit également à la rencontre d’une foi ardente. Avant de vous demander pourquoi vous ne voyez rien, demandez-vous si la liturgie est priée par des gens qui sont vraiment en train de prier devant le trône céleste, et si vous vous considérez également devant le trône céleste. Si vous ne voyez rien, c’est que vous n’y êtes pas. Pourtant, il se passe des choses… Pourtant le trône céleste est là. Même si le chœur est incomplet ou chante faux, ou si quelqu’un tousse fort, ou si les enfants font du bruit. Il est là…